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Luttes contre les diables, qui s’évanouissent au jour levant, contre les hydres, ces araignées gigantesques ; métamorphoses de renards en princesses et de patientes fileuses en cigales ; palais sous-marins, où le Dragon, du haut de ses tours resplendissantes, règne sur un peuple de serpens et de crocodiles ; enfans trouvés dans des écorces de bambou ; bêtes fantômes et arbres fées : déesses exilées du ciel et qui, sous la figure humaine, tournent la tête des princes et des rois ; vieux époux hospitaliers à la divinité et dont l’amour éternellement fleurit ; pitoyables Cendrillons au foyer de leur marâtre ; chapeau de paille qui vous rend aussi invisible que l’anneau de Gygès : le Japon n’a rien inventé dont nos mères et nos nourrices, Ovide, Perrault, Andersen, les Mille et une Nuits n’aient orné le berceau de notre adolescence. Et si la société du moyen âge se réfléchit au Roman du Renard comme celle du XVIIe siècle aux fables de La Fontaine, la féodalité japonaise mire complaisamment ses masques féroces, ses ruses, sa loyauté chevaleresque, ses vendettas et ses sacrifices dans l’histoire transparente de Kogane mary, ce chien fidèle qui venge son père dévoré par un tigre. N’en reconnaissez-vous point les personnages ? Voici le tigre seigneurial au fond de sa tanière, les yeux luisans, la barbe hérissée comme une touffe d’aiguilles. Son courtisan, le renard, qui perdit sa queue à l’assaut d’une basse-cour, se glisse emmitouflé de sa fourrure et « partage la neige sous les pointes légères de ses pattes. » Deux chiens, l’un rônin efflanqué, l’autre gras samuraï au service d’un chasseur, se battent devant un faisan blessé, et, pendant qu’ils s’escriment de la gueule, un chat s’avance à pas de velours, bondit sur la proie et l’emporte entre ses dents. Plus loin, ce doux tartufe courtise une souris que ses griffes ont déjà rendue veuve. Et la pauvre petite dame, sauvée par le chien, meurt, pour le sauver à son tour, avec l’héroïque modestie de la femme japonaise. Et nous apercevons derrière eux, honnêtes et robustes travailleurs qui essayent de soulager la misère du monde, la vache maternelle et le bœuf équitable.

La matière des nouvelles et des romans n’est pas plus étrange. Dans le vieux Japon guerrier, comme dans l’Amérique industrielle, ce genre sentimental fut surtout traité par les femmes. J’ai lu le Genji Monogatari de la grande romancière du XIe siècle et je n’y ai pas pris moins de plaisir qu’à relire l’Astrée. C’est au lendemain des tyrannies sanglantes et du sein même des guerres civiles que