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lui demandez pas d’emboucher des clairons épiques ni de vous dérouler des fresques où s’agite un monde. Elle est impropre aux grands sujets. Hormis ses , dont le plus long n’excède pas la longueur d’une scène de tragédie, et ses Kyôgen, dont notre farce du cuvier pourrait à la rigueur servir d’exemple, je ne sache aucun genre littéraire qu’elle ait conduit à sa perfection. Mais de tout temps, les Japonais se régalèrent de légendes et de romans. Si, comme nous, ils méprisèrent les acteurs, les représentations dramatiques les ont enthousiasmés. Les fictions chevaleresques et merveilleuses leur furent d’autant plus chères que leur esprit n’avait point d’autre aliment. Les princes et les daïmios attachaient à leur famille, hommes ou femmes, des conteurs qu’ils envoyaient quérir durant leurs nuits d’insomnie. Aujourd’hui encore, à la campagne, on se réunit le soir dans une salle où sont allumées autant de bougies qu’il y a d’assistans. Chacun à tour de rôle y va de son histoire, puis éteint une lumière. Et, l’effroi des auditeurs grandissant avec l’ombre, souvent le dernier qui parle s’effare lui-même et reste bouche bée au milieu de son récit.

Les théâtres populaires sont machinés avec une habileté supérieure. L’étroit plancher qui traverse, au niveau de la scène, la longueur du parterre, cette passerelle nommée « route des fleurs » par où s’avancent et s’éloignent les principaux personnages, nous permet d’observer leur venue et de suivre leur départ. La scène tournante n’a pas la brusquerie de nos changemens à vue et facilite des effets de marche que nous sommes incapables d’obtenir. Vous assistez à toutes les étapes du crime. Le meurtrier, chargé de sa victime, se glisse hors du logis, gagne la campagne, se tapit derrière un rideau d’arbres, descend à la rivière, y jette le cadavre : les tableaux se sont succédé insensiblement, comme dans la vie. Et la simplicité même des maisons japonaises, leur sentier de galets plats, leurs jardins minuscules, leurs enclos ajourés en forme d’éventail sont reproduits si fidèlement qu’on étudierait le Japon familier sans bouger du théâtre. Toujours soucieux de la mise en scène, les Japonais ont besoin d’un décor jusque dans leurs rêveries et leurs lectures solitaires. La décoration de leur intérieur change selon le mois, le jour, le temps, l’état de leur âme. Et, — comme ils savent d’un trait plus ou moins incliné modifier sous leur pinceau la signification morale d’une figure, — la forme d’un bouquet, le ton d’un kakémono, le choix d’un vase de fleurs, la couleur d’un papier, suffisent à