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mémoire, et précisément, je les trouve incomparables dans les sujets dont le souvenir seul immobilise la grâce instantanée : le coup de queue rapide d’un poisson sous les eaux, le vol éployé d’un oiseau qui traverse la clarté lunaire, une patte de cigogne éclairée d’une lueur fugitive, un frisson de brise sur des feuilles de bambou. Ce ne sont que des riens, mais tant que les bambous frémiront à la brise, tant que les longues cigognes marcheront au soleil et que la grue voyagera dans les nuits argentées et que le poisson rôdera dans la transparence de l’onde, nous les reconnaîtrons à ces riens distinctifs et immortels.

L’être ou l’objet ne nous frappent que par les traits généraux de leur type, et les détails individuels ne valent que s’ils caractérisent le genre. Cet exquis Lafcadio Hearn a écrit une de ses plus jolies pages sur la représentation des figures humaines dans l’art japonais. Là où nous sommes tentés de ne voir que des simulacres conventionnels sans expression faciale, il découvre des types marqués avec une force extraordinaire. La coiffure et le vêtement déterminent l’âge et le rang social ; l’absence de sourcils indique la veuve ou l’épouse ; une mèche de cheveux égarée sur le front, l’inquiétude et la douleur. Les courbures nettes et lisses du visage et du cou appartiennent à la jeunesse. Dans la maturité les muscles de la face commencent de saillir. Chez les vieillards, l’artiste signale la contraction des tissus et les traits que la perte des dents a modifiés. Jamais la vieillesse ne nous répugne par son air de ruse endurcie, d’envie ou d’avarice. Elle a toujours une résignation bienveillante, une douceur usée, comme les adolescens respirent toujours la délicatesse et la timidité. L’image n’est point faite d’après un modèle : elle n’exprime qu’une loi biologique. Des différences légères dans la position des cinq ou six touches essentielles suffisent à rendre le caractère de sympathie ou d’antipathie. N’oubliez pas que, durant des siècles, les Japonais ont dû masquer leurs sentimens personnels d’un sourire impassible, et vous comprendrez la vérité de ces personnages abstraits. Vous comprendrez aussi qu’un art qui néglige l’individuel pour ne s’attacher qu’au général s’épuise à la longue, s’anémie, dégénère en répétitions stériles. Toutes proportions gardées, la peinture typique des Japonais nous présente aujourd’hui les mêmes symptômes d’irrémédiable décadence que la tragédie chez les imitateurs impénitens de Racine. Mais alors que nos Campistrons tombaient au-dessous