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et quelle étendue de terrain ! Il a environ quinze mille hommes qui couvrent Mannheim ; il prépare quelque chose sur Kehl ; il harcèlera l’ennemi entre Huningue et Colmar ; il ne peut donner à Sambre-et-Meuse que ce qu’il lui a donné : une division qui cerne Mayence du côté de Cassel et qui rend à Jourdan toute son armée. Mais, en supposant que Jourdan pût faire marcher vingt-cinq mille hommes sur Aschaffenbourg, il faudrait faire marcher une caisse assez considérable avec l’armée pour qu’on pût acheter de quoi la nourrir au-delà de la ligne de neutralité[1]. Maudite ligne ! »

Cette démonstration si précise, qui prend sous la plume de Merlin de Thionville une autorité décisive, ne révèle pas seulement l’insuffisance des moyens dont disposaient les deux commandans des armées du Rhin ; elle prouve encore combien est injuste et mal fondée l’accusation formulée si souvent contre Pichegru d’avoir refusé de secourir Jourdan. Il l’a si bien secouru qu’il lui a donné spontanément une division de son armée, ainsi que le constate Merlin le 12 octobre et ainsi qu’en fait foi cette autre lettre signée Pichegru, remise à Jourdan le 6 du même mois : « Toutes réflexions faites, mon cher camarade, je porterai la gauche des troupes restant sous mon commandement jusqu’à Oppenheim exclusivement et tu pourras leur donner les ordres que tu voudras. Si je peux t’être de quelque secours en artillerie, munitions, etc., etc., tu peux compter que je m’empresserai de faire tout ce que mes moyens me permettront. » Est-ce là les sentimens et le langage d’une âme portée à la jalousie et disposée à la trahison ?

Quant à l’insuffisance des moyens, Merlin n’est pas seul à la signaler. Rewbell, qu’on ne soupçonnera pas plus que lui d’être de connivence avec Pichegru, s’en explique avec une fougueuse sincérité, après s’être plaint qu’on ait affaibli de dix mille hommes l’armée de Rhin-et-Moselle pour renforcer l’armée d’Italie. « Il est inconcevable que ce soit dans ce moment-ci

  1. La ligne de neutralité s’étendait entre le champ sur lequel opéraient les belligérans et les territoires de la Prusse, qui venait de conclure la paix avec la République. La frontière suisse en formait une autre. Le Comité de Salut public eut un moment la pensée de forcer celle-ci pour faciliter ses opérations. Il y renonça sur les instances de Barthélémy, son ministre auprès de la Confédération helvétique. Les Autrichiens furent moins scrupuleux, et il semble qu’ils fussent assurés de la complaisance du cabinet de Berlin. Le 1er octobre, Merlin de Thionville demandait au Comité d’obliger Hardenberg à s’expliquer et d’exiger de lui l’engagement formel de ne pas tolérer que Clairfayt franchit la ligne de démarcation.