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— Mais il n’y a rien, ma tante, je vous assure, lui répondis-je. Depuis notre retour d’Italie, j’avais appréhendé une démarche de ce genre. À maintes reprises j’avais distingué dans les yeux de la tante-mère, comme l’appelle Éveline, ce regard qui annonce une question, qui est une question déjà. J’en avais toujours été gêné. N’avais-je pas été déloyal vis-à-vis de Mme  Muriel aussi ? M’eût-elle donné cette nièce qu’elle aimait vraiment, comme une de ses filles, si elle avait tout su ? — Non, répétai-je, il n’y a rien. C’est l’état d’Éveline qui l’éprouve beaucoup et qui la rend un peu nerveuse…

— Comme vous mentez mal, mes pauvres enfans ! fit Mme  Muriel, et elle ajouta : Vous refusez de vous ouvrir, vous aussi, Étienne, vous avez tort. Mais, si vous ne vous ouvrez pas à moi, ouvrez-vous à elle…

— Que voulez-vous dire ?… lui demandai-je, tout saisi par la preuve de perspicacité que la bonne dame venait de me donner. C’était, comme tout à l’heure pour le petit de Montchal, l’inconsciente leçon d’une âme toute simple, toute droite, mais par cela même si près des vérités profondes de la vie.

— Je veux dire, répondit-elle, que je vous connais bien tous deux… Quand elle était toute petite, Éveline avait déjà cet instinct : aussitôt qu’elle sentait vivement quelque chose, se refermer, se taire. Et vous, je l’ai trop remarqué, je le vois encore maintenant, vous êtes pareil… Eh bien ! Croyez-en une vieille femme qui vous aime tendrement l’un et l’autre : défiez-vous de vos silences. Ne laissez pas entre vous de malentendus. Expliquez-vous. Racontez-vous. Commencez, Étienne. Vous êtes l’homme d’abord, et c’est à vous de gouverner la barque. Si Éveline est nerveuse, c’est trop justifié dans son état, en effet… Ne vous taisez pas avec elle, et surtout ne la laissez pas se taire. Elle s’y use trop !… »

M’expliquer ? Me raconter ? Avec quels mots ? À quel moment ? Que ce conseil de la mère de famille supposait bien ce que j’aperçois à chaque nouvelle station de mon calvaire, comme la loi même, comme la condition première et dernière de la famille : que l’on n’ait rien au fond de soi d’absolument, d’irrémédiablement inavouable. Mais, quand on le porte sur son cœur, ce poids de l’inavouable, quand on sent à la fois, et avec une égale force, la nécessité de la parole et le devoir du silence, quand on est acculé à ce carrefour : faire tant souffrir en se taisant, faire tant souffrir en parlant, où se tourner ? Quelle issue prendre ? Et, m’y voici