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cartes. On lui avait dit que Madame recevait, et il n’avait pas osé ne pas monter. Avais-je même besoin de me donner cette explication pour que la présence de cet ancien candidat à la main de ma femme me laissât parfaitement indifférent ? Être jaloux d’un René de Montchal serait bien ridicule, et, être jaloux de qui que ce soit à propos d’Éveline, simplement odieux, après qu’elle m’a prodigué tant de preuves du dévouement le plus complet que jamais épouse ait donné à son mari. Pourtant, je ressentis, à me trouver face à face avec ce jeune homme, la plus vive contrariété, la moins dissimulée aussi. Il était visible, au premier regard, qu’il avait changé. On ne peut pas dire que ces douze mois l’aient vieilli. Ils l’ont mûri. J’en savais trop bien la cause. Je n’avais qu’à me rappeler la scène de violence entre nous, sur le champ de courses d’Hyères, sa cravache levée sur mon cheval, puis sa visite chez moi, notre explication et la réelle générosité dont il avait fait preuve dans cette circonstance. Il avait aimé Éveline et il avait été extrêmement malheureux de son mariage. Il l’aimait encore, sans espérance. Son attitude, à ce moment même, toute gauche, presque douloureuse de contrainte, le prouvait assez. Le bon goût le plus élémentaire voulait que je n’eusse même pas l’air de m’en apercevoir. Mais une idée s’empara de moi tout d’un coup, qui me rendit pénible et presque cruel de constater ces indices. Avec tous les défauts de sa nature et de son milieu, médiocre d’esprit comme il était, malgré son passé de vulgaires plaisirs, ce jeune homme eût fait pour Éveline un meilleur mari que moi. Ce sentiment qu’il lui garde dans son cœur, sans illusion, sans calcul, c’était du vrai sentiment, quelque chose de sincère, de simple et par conséquent de fort, de quoi bâtir le foyer. Cet humble amoureux évincé était la vivante condamnation de l’anomalie sur laquelle j’ai voulu fonder mon mariage, sans réussir à rien qu’à faire, de la plus adorable enfant, de la plus dévouée, la martyre, — dois-je dire de mon égoïsme ? Est-on égoïste, quand on s’aime si peu soi-même ? — une martyre, en tout cas, et pour laquelle il eût mieux valu rencontrer tout, mais pas ce qu’elle a rencontré. Cette impression fut si profonde que la présence du pauvre garçon me devint littéralement odieuse. À peine si je répondais par des monosyllabes aux phrases de politesse qu’il croyait devoir prononcer. Mon extraordinaire procédé acheva de le décontenancer tout à fait. Il partit enfin, et, une fois seuls, Éveline ne put s’empêcher de