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Eléonore hésita un instant ; puis elle dit, presque avec douceur :

— Vous n’avez à vous blâmer de rien ! Vous ni personne ! Cette image n’accuse personne. Elle représente un avenir que personne ne peut empocher, — personne, sinon vous !

— Mais d’abord — dit Lucy tout en larmes — qu’est-ce que cela signifie ! Comment suis-je « le meurtrier, » et vous « la victime ? » Qu’ai-je fait ? Comment ai-je mérité cela ?

Sa voix faiblit. Eléonore se pencha sur elle.

— Ce n’est pas vous, mais la destinée ! Vous m’avez pris… vous êtes en train de me prendre… la dernière chose qui me restait sur la terre. J’ai eu dans ma vie une chance de bonheur, avant celle-ci : un enfant, un petit garçon. Il est mort depuis huit ans ! Et enfin j’avais trouvé une autre chance… et vous êtes venue me la dérober !

Lucy, relevant la tête, s’écarta d’Éléonore, comme d’une ennemie.


Mais bientôt, lorsque la jeune femme lui a raconté tous ses rêves, la pitié reprend tout le cœur de Lucy. Elle passe autour de son cou le bras d’Eléonore, et elle lui dit : « Chère amie, j’ai la certitude que vos craintes sont vaines. M. Manisly n’a pour moi qu’un peu de bonté : je ne puis lui avoir inspiré d’autre sentiment. Il reviendra à vous, et ce n’est pas moi qui vous l’aurai pris. Mais tout ce que vous me demandez, tout ce que vous m’ordonnez de faire, je le ferai ! » A quoi Eléonore, la serrant contre son cœur, répond : « Restez ici quelques jours encore ! Qu’il n’y ait point de choc, qu’il n’y ait rien pour provoquer Edouard ! Et puis disparaissez, sans qu’il puisse savoir où vous êtes allée ! Et il y aura au monde un être qui vous bénira du fond de son cœur, qui, aussi longtemps qu’il vivra, priera pour vous ses plus secrètes et ses plus saintes prières ! » Et les deux femmes s’embrassent en pleurant ; et Lucy, avec une tendresse maternelle, murmure à son amie « des paroles de promesse, de consolation, de repentir, sentant toute son âme se mêler à celle d’Eléonore dans un grand flot d’activé compassion. »

Cependant l’amour de Manisty pour Lucy revêt chaque jour une forme plus pressante. La jeune fille est forcée de reconnaître qu’Eléonore ne s’est point trompée. Et celle-ci comprend que le mal est désormais sans remède : après comme avant le départ de sa rivale, elle n’a plus à espérer que son cousin consente même à prendre pitié d’elle. Alors elle change d’avis ; et au lieu de laisser partir Lucy, elle se résout à partir avec elle. Elle l’emmène dans un vallon désert, où Manisty, sans doute, ne s’avisera jamais de les découvrir. Durant de longues semaines les deux femmes vivent là, cachées, se cachant l’une à l’autre la pensée qui les ronge : car Lucy, maintenant, sent bien