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Vaisseau nous accompagne encore sur la gauche, très loin, quand déjà a disparu le dernier clocher de San-Francisco, cette église bizarre, synoptique, qui offre la façade d’un temple et les murs latéraux d’une forteresse. Bien après que le dernier flamboiement de vitre s’est éteint, un temps incroyablement long, il reste, il veille, ce guetteur naturel, ce cap de montagne bienveillamment jeté vers nous comme pour nous dire adieu, comme pour prolonger encore sur notre route le souvenir, l’illusion de ces Cordillères où, dix mois durant, j’ai erré ; — jusqu’à ce qu’enfin la montagne se retire, elle aussi, et que le petit polygone blanc de son sommet se perde dans la nuance violet sombre des lointains.

Bientôt, de tout ce qui fut pour moi la Colombie, ne survit plus qu’une masse indécise de rives montueuses, à la limite de la glauque mer plus obscure également et comme surhaussée, bombée, en s’enfuyant vers elle. Mais, à la fois, voici que, neutralisant presque ce que j’oserai appeler la douceur empoisonnée du retour, commence déjà, — ô contrastes de la nature humaine ! — cette demi-appréhension, vaguement oppressante, effrayée, de la fiévreuse vie des civilisés, une nostalgie inexprimable des tranquillités du rivage, du calme reposant de ses grandioses lointains, de la liberté du désert. On voudrait revenir en arrière, ne pas s’en aller tout à fait encore…

Et l’Amérique va disparaître, mince ligne d’indigo exagéré, elle sombre d’instant en instant avec le soir, elle s’enfonce au-delà des vagues, elle s’est anéantie tout à fait…

Alors, oui, c’est un regret soudain, que je n’aurais pas prévu à ce point, une tristesse un peu souffrante et affaiblissante de tout ce là-bas, comme de ces visages trop accoutumés dont la séparation vous révèle la tendresse qu’on avait pour eux… Adieu, ô terre chérie, rêve escarpé des Andes, sol béni de lumière et de fertilité : adieu, Grenade nouvelle, où d’errantes destinées oui trouvé leur secret, — ce secret dont les cils baissés de les filles récompensent parfois ceux qui te comprirent, — un sourire de ton ciel, une fleur de les montagnes…


PIERRE D’ESPAGNAT.