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possession, dans ses moindres nuances, d’un des tableaux les plus saisissans qu’on puisse voir et sur lequel je me suis à jamais reconnaissant d’avoir dit adieu à la Colombie.

D’abord, malgré tant de luttes, elles sont admirablement conservées, ces fortifications d’il y a trois siècles et demi, bâties dans une matière indestructible ; et l’on éprouve encore presque un petit frisson de sécurité à leur abri, — cette joie d’épidémie que devaient éprouver les boucaniers du Morgan en s’y retrouvant enfin après telles courses aussi profitables que dangereuses. Mais surtout, c’est du large chemin de ronde protégé par leur parapet qu’on a la vue d’ensemble la plus exquise sur le vieux repaire et sur l’Océan. Les murailles se dressent, en effet, au moins sur leur plus grand côtés, presque au bord de la mer dont elles suivent le rivage ourlé d’écume blanche, en y découpant leurs saillans. Et c’est vraiment, d’une mélancolie indicible, les zigzags géans de cette large chaussée abandonnée où, pourtant, pas un saxifrage, pas une giroflée n’a poussé, ces zigzags plaqués tout gris sur ce fond tout bleu, avec leurs angles nus, leur carrelage crevassé el leurs guérites de pierre où, depuis tant d’années, les sentinelles ne se relèvent plus. Je ne crois pas qu’on puisse contempler nulle part une telle majesté de constructions défuntes déployée sur l’immuabilité de l’azur, — deux nuances éteintes si idéalement songeuses, si intimement complétées l’une par l’autre.

La largeur habituelle de ce rempart accuse vingt-cinq pieds ; mais, par intermittences, elle passe brusquement à cinquante et même à soixante-dix. Alors le pas résonne en s’aventurant sur elles, et l’on remarque en même temps l’étoile de petites rigoles convergeant à un minuscule impluvium carré. Là-dessous dorment les citernes qui seules, aujourd’hui, alimentent d’eau Carthagène, en sorte qu’un obus « bien placé » suffirait à la réduire par la soif. Pendant l’hiver, la totalité des pluies qui tombent sur ces immenses terrasses viennent ainsi s’accumuler à l’intérieur dans cette ombre où des sonorités singulières traversent la fraîcheur, el la quantité en est assez considérable, paraît-il, pour parer éventuellement aux rigueurs d’une pleine année, de sécheresse continue.

Longtemps, de la sorte, on peut errer de plain-pied, faire, au sommet de ce mur, le tour des quartiers excentriques de la ville, plonger son regard dans les bouges, dans les coulisses de