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reflet du malaise intérieur. Elle l’attribuait à ses paroles. C’était vrai, mais pour des causes si différentes de celles que sa tendresse imagine. Tout ce qu’elle pense de la famille, je le pense également. Cet instinct de continuité, ce besoin d’avoir ses morts tout près de soi, de se mouvoir dans leur atmosphère, ce désir de vivre comme ils ont vécu, de retrouver leur passé dans son présent, et de prolonger, de perpétuer ce passé à travers soi dans l’avenir de ses enfans, ces émotions si nobles, si vraies, sont le ciment des pierres du foyer. Je le sais. Je le sens comme elle ! Le foyer ? Toujours ce même mot qui me hante comme un refrain où se résume la nostalgie de ce que j’entrevois aujourd’hui de si doux, de si profond, de si nourrissant pour le cœur dans le mariage et dans la paternité, et qui m’est refusé. Comment m’associerais-je à ces rêves d’Éveline pour l’avenir de cette petite fille qu’elle voit déjà promener ses jeux et ses rires, ses yeux bleus et ses boucles fauves dans cette chambre qui fut celle d’Antoinette ? Sa vénération fait tout naturellement de sa mère une aïeule. Pour moi, cette mère est une amoureuse, et dont la brûlante sensibilité qui enivra mes vingt-cinq ans me ferait peur à retrouver chez ma fille. Comment respirerais-je dans cette demeure cette atmosphère de vérité qu’y respire Éveline ? Pour elle, cet hôtel où elle a grandi est aussi l’endroit où elle est le plus elle-même. C’est la maison, sa maison, l’asile où elle est libre d’épanouir sa personne, d’avoir ses joies sincères, ses douleurs sincères. Pour moi, habiter ici, c’est mentir, mentir par tous mes regards, mentir par tous mes gestes, par toutes mes attitudes, puisque je ne peux pas dire une seule des idées qu’éveillent en moi tous les aspects de ces pièces où se mouvait ma maîtresse… Quel présage aura été cette première visite où je crus la voir apparaître au fond du petit salon, dans la glace où elle s’est tant mirée sans doute, les matins de nos rendez-vous, pour savoir si elle serait jolie, si elle me plairait ! Comme elle revient dans ces pièces qu’Éveline s’ingénie à rendre pareilles à ce qu’elles étaient autrefois ! Elle y multiplie les portraits de sa mère. Elle veut, dit-elle, avoir toujours cette image devant les yeux, pendant sa grossesse, pour que l’enfant se modèle d’après la beauté de la morte. C’est ainsi que je retrouve Antoinette sans cesse, Antoinette à tous les âges : ici, toute petite fille, et déjà si fine, précocement sensible et délicate, là, plus grande, ailleurs à la veille de son mariage, ailleurs encore après ce ma-