Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 1.djvu/374

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

travail a-t-il gardé tant de souplesse et de vie ? Comment, en dépit des injures du temps qui ont pâli son teint et décoloré ses lèvres, l’impénétrable visage montre-t-il encore ce modelé si merveilleux de franchise et de délicatesse et cette fleur d’exécution dont Vasari disait déjà « qu’elle était à faire trembler ? » Autant de questions qu’il est aussi naturel de se poser que difficile de résoudre. Ce n’est pas seulement, on le voit, la personnalité intime du modèle qui reste obscure, c’est la technique même du maître qui, portée à cette perfection, conserve ses secrets. En face de cette Joconde faite de main humaine, comme en face d’une œuvre divine, nous ne pouvons, après tant d’autres, que balbutier l’hommage de notre admiration, ajoutée à toutes les admirations qu’à travers les âges elle a déjà inspirées.

Dans la Cène de Sainte-Maric-des-Grâces, qu’il terminait en 1497, dans sa pleine maturité, le Vinci avait trouvé un sujet à la hauteur de son génie, par tout ce qu’il exige d’imagination et de style, aussi bien que par ce qu’il présente de difficultés de toute sorte. On sait, en effet, que le moment choisi par Léonard est celui où Jésus, entouré de ses disciples pour célébrer la Pâque, leur dit que l’un d’eux le trahira. Dans sa simplicité extrême, la donnée est émouvante ; mais qu’on pense à l’obligation qu’elle impose à l’artiste de ranger autour d’une table treize personnages et, par conséquent, de représenter au premier plan, ainsi d’ailleurs que l’ont fait plusieurs peintres, quelques-uns des convives tournant le dos au spectateur. Comment, dans ces conditions, ne pas fractionner l’unité de l’œuvre ? Comment éviter la monotonie du groupement des personnages et comment, en spécifiant l’individualité de chacun d’eux, les réunir dans une action commune qui laisse cependant à la figure du Christ l’importance capitale qu’elle doit avoir ?

Fidèle à ses habitudes méthodiques Léonard, après avoir arrêté’ l’ordonnance générale de son œuvre, s’était appliqué à lui donner toute la perfection dont il était capable. Il ne cessait pas d’y penser, de vivre avec son idée, d’amasser toutes les études qui lui paraissaient le mieux répondre aux convenances de son sujet. Un chroniqueur contemporain nous apprend que « souvent il l’avait vu monter le matin de bonne heure sur l’échafaudage où il travaillait à la Cène, s’y tenant du lever au coucher du soleil, oubliant de manger et de boire, pour peindre sans discontinuer. Ou bien, pendant trois ou quatre jours sans prendre