Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 1.djvu/373

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

visage, tout ce luxe si savant et si naturel. Pour s’être ainsi accoutrée au gré du maître, pour avoir, elle et lui, donné quatre années de leur vie à cette œuvre commune, qu’étaient-ils l’un pour l’autre ? Et ce portrait caressé avec tant d’amour et que Léonard, après un si long travail, considérait encore comme inachevé, de quel droit l’avait-il gardé en sa possession, puisque c’est de lui-même que François Ier devait l’acquérir ? Pourquoi enfin, depuis qu’il l’eut peinte, l’enchanteresse a-t-elle à ce point obsédé son esprit qu’à son insu ou de parti pris, il a mêlé quelque chose d’elle à tous ses types de jeunes femmes ou d’éphèbes ? Ici nous côtoyons le roman, et sans insister, sans conclure, il convient de s’arrêter sur cette pente.

Mais faisant trêve aux hasardeuses suppositions, interrogez de plus près encore cette étrange personne à laquelle le paysage bizarre et perfide, invraisemblable et pourtant réel, dont elle est entourée prête un commentaire si menaçant. Impassible, posée en pleine lumière, vue presque de face, les mains, — ses admirables mains, — croisées, dans cette attitude tranquille, il semble qu’elle ne devrait avoir pour vous rien de caché ; et cependant, en elle, tout est mystère et contradiction. A voir ses formes si pleines et pourtant si fines, son âge même est incertain : sur les limites de la jeunesse elle a tout l’éclat de la maturité. Pourquoi aussi ce sourire attirant et cruel ? Pourquoi ce regard provocant et hautain, à la fois fixe et fuyant, qui se dérobe et vous poursuit ? Pourquoi cette physionomie glaciale et passionnée ? La belle est muette ; vous aurez beau la questionner, elle garde plus de secrets qu’elle ne fait d’aveux. Et pendant que vous êtes là devant elle, essayant en vain de la confesser, c’est elle à son tour qui vous retourne vos interrogations, qui vous force à rentrer en vous-même, en vous montrant le peu que vous savez de la vie, le peu que vous savez de l’art et de ses moyens d’expression. Les œuvres les plus hautes sont-elles donc celles qui conservent une plus large part de mystère et vous invitent à plonger dans l’insondable ? Et à côté de ces émouvans problèmes d’une âme humaine, combien d’autres, touchant à la technique même de la Joconde, restent obscurs ! Comment avec cette extrême précision de la facture, avec ce dessin si ferme et si arrêté et ce fini poussé à ses dernières limites, tant de poésie et de mystère peuvent-ils coexister ? Comment dans ce peu de matière tant d’esprit qui l’anime ? Comment, mené avec tant de soin et d’opiniâtreté, le