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LE FANTÔME.

cru que, jeté sur cette terre, dans un monde qu’il ne comprendra jamais, par une cause qu’il ne connaît point, pour une fin qu’il ignore, l’homme n’avait, durant les quelques années qui lui sont accordées entre deux néans, qu’une seule raison d’être : multiplier, aviver, exalter en lui les sensations véhémentes et profondes, et, comme l’amour les contient toutes à leur plus haute puissance, aimer et être aimé. Auprès d’Éveline, une suggestion à laquelle je résiste en vain me contraint de me demander si, en pensant ainsi, je ne me suis pas trompé. L’idée que j’ai toujours le plus haïe comme la plus mutilante pour l’expérience sentimentale : celle de la responsabilité, s’élève en moi, s’empare de moi. Je me sens responsable vis-à-vis d’elle. J’ai des remords.

Qu’ils étaient aigus, cette nuit, et qu’ils m’ont fait mal ! Comme j’ai senti ce qui constitue l’irréparable misère de ce mariage ! Quand bien même j’aurais retrouvé dans les bras d’Éveline toute l’ivresse que j’ai connue autrefois, quand même j’aurais réalisé avec elle ce programme de l’époux-ami, dont j’ai rêvé un moment, il n’en resterait pas moins que je me suis condamné à ne pouvoir vivre auprès d’elle sans lui mentir, et sur un point qui la touche si profondément. Quoi qu’il arrive, il y aura toujours entre nous cette chose que je ne puis ni m’estimer de lui taire, ni m’estimer de lui dire. Il restera qu’en me faisant aimer d’elle, en prenant son cœur, en prenant sa vie, je lui ai enlevé, et pour toujours, la chance de rencontrer l’homme vraiment digne de recevoir cette foi que je ne mérite pas. Comme j’ai senti cela, cette nuit, de nouveau, que je ne la méritais pas ! Comme je me suis rappelé ma conversation avec l’abbé Fronteau, et sa menaçante et prophétique phrase : dont vous seriez un jour terriblement puni… Le vent continuait de souffler, la mer de gémir J’écoutais encore. Éveline continuait de dormir. Elle ne percevait pas plus la tempête déchaînée au dehors que la tempête déchaînée en moi. L’accord entre le trouble des élémens et mon trouble intérieur était si complet, il y avait dans ce sommeil ignorant d’Éveline à côté de ma veille malheureuse ; un tel symbole de toute notre vie, le souvenir des paroles du vieux prêtre avait tellement ébranlé de nouveau en moi la corde secrète de la mysticité, que je me pris à penser, comme si souvent jadis, aux communications entre les morts et les vivans… Si pourtant tout n’était pas fini après le tombeau ? Si, de l’autre côté de l’ombre impénétrable, les disparus pouvaient nous voir ? S’ils nous gar-