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d’une tournure d’esprit qu’il manifeste non seulement dans son art, mais dont on trouve également la trace dans les directions si diverses où s’est exercée son incessante activité. Quelque problème qu’il aborde, c’est comme un besoin pour lui d’en envisager toutes les conditions possibles, d’embrasser à la fois toutes les analogies et tous les contrastes qu’il peut offrir. S’occupe-t-il d’art militaire, en même temps qu’il s’applique à classer et à inventer lui-même les armes offensives les plus meurtrières : poignards, épées, arbalètes, bombardes, projectiles de toute sorte, chariots armés de faux, etc., il conçoit aussitôt les moyens de défense les plus efficaces : remparts, chemins couverts, tours, abris, boucliers, etc.

De même, si, en observateur attentif des grands spectacles de la nature, il a pu souvent constater les ruines que causent à l’homme les élémens déchaînés : l’orage, l’inondation, la tempête et les assauts de la mer en furie, il s’applique de tous ses efforts à contenir ces élémens de destruction, à les maîtriser et même à les faire servir à la prospérité des contrées qu’ils désolaient en construisant des digues, des canaux d’irrigation, des écluses et des réservoirs. Même dans ces longues listes de mots qu’il écrit à la suite les uns des autres, on saisit, dans le groupement qu’il en fait, une vague idée de classement, soit par rapport à leur étymologie, soit à raison des analogies et des contrastes qu’ils peuvent offrir. Ou bien dans ces maximes paradoxales dont il s’amuse, nous le voyons pousser les choses à l’extrême, ainsi que d’ailleurs il faisait dans ces dessins où partant des traits d’un beau visage, il aboutissait à le rendre caricatural par des déformations successives. C’est ainsi qu’il nous montre les plus rares qualités trouvant leur terme extrême dans de véritables défauts ou inversement : « La peur sert au prolongement de la vie… La perfection de la sagesse devient occasion de sottise… Le comble du bonheur est la principale cause du malheur… La gourmandise profite au maintien de l’existence… Le soin de la conservation de l’espèce confine à la, luxure, etc.[1]. » Ou bien encore, sous la forme de ces courts apologues, fort en vogue à cette époque, il compose une suite

  1. Il y a là une disposition d’esprit analogue à celle que Pascal montrera plus tard. Ainsi que Léonard, en effet, il se plaît à ces contrastes et à ces continuels renversemens qui, pour toute idée, vont du pour au contre. On en trouverait la preuve dans un grand nombre de ses Pensées : « La concupiscence et la force sont la source de toutes nos actions… On a fondé et tire de la concupiscence des règles admirables de police, de morale et de justice ; » ou encore : « Il n’y a que deux sortes d’hommes ; les uns justes ; qui se croient pécheurs, les autres pécheurs, qui se croient justes. »