Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 1.djvu/34

Cette page a été validée par deux contributeurs.
28
REVUE DES DEUX MONDES.

places, et, à d’autres, toute luisante. Des groupes de petits garçons et de petites filles suivaient sans cesse notre victoria en courant. Ils mendiaient, les uns faisant la roue sur leurs mains, comme des acrobates, d’autres lançant des fleurs dans la capote avec une extrême adresse. À leur propos, nous nous mîmes à parler des enfans délaissés, et, tout d’un coup, se tournant vers moi, Éveline me demanda :

— Parmi vos camarades de jeunesse, en avez-vous connu beaucoup qui aient eu des enfans naturels et qui les aient abandonnés ?…

— Quelques-uns, répondis-je, pourquoi ?…

— Parce que cette action me semble la plus monstrueuse que puisse commettre un homme, et que je voudrais comprendre quelles raisons il se donne vis-à-vis de sa conscience…

— Mais beaucoup, répliquai-je, quand ce ne serait que l’incertitude de cette paternité…

— Et quand il n’y a pas d’incertitude ?…

— On s’en crée…, répondis-je, en riant.

— Et comment s’excuse-t-on à ses propres yeux ?…

— On se dit qu’un égarement de jeunesse ne doit pas peser sur toute la vie. On se tient quitte avec un cadeau d’argent à la mère…

— Et on se marie, et on ne parle pas à sa femme ?… Je suis sûre, — et elle était mi-plaisante, mi-rieuse, comme lorsqu’on veut interroger quelqu’un sans l’interroger… — je suis sûre que vous, vous n’auriez pas agi ainsi…

— Je n’ai heureusement pas eu à résoudre le cas, lui répondis-je, et j’ajoutai, en plaisantant à mon tour : J’espère surtout que vous n’allez pas vous faire des imaginations de cette sorte ?…

— Non… dit-elle en me prenant la main, et je compris à cette pression que le ton libre de ma réponse venait de la soulager d’une anxiété. Sa question était une preuve qu’elle continue, je le sais trop bien, même quand elle ne me parle pas, à errer en pensée autour du tourment dont elle sent le mystère en moi. Elle avait entrevu cette hypothèse d’un enfant naturel que je lui aurais caché, elle en avait souffert, sans y croire. Elle en était délivrée, et elle répétait : « Oh ! non ! » ; puis, si tendrement : « Je t’estime trop, vois-tu, pour croire de toi quoi que ce soit de vraiment mal, pour même le concevoir… D’ailleurs, quelle raison aurais-tu de mentir à un être comme moi, qui t’est si, si dé-