Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 1.djvu/32

Cette page a été validée par deux contributeurs.
26
REVUE DES DEUX MONDES.

diguier, que suggérait naturellement cet horizon Florentin :

— Comment se fait-il que, liée comme elle était avec lui, votre mère n’ait jamais eu l’idée de faire un voyage ici ?…

— Mais maman y est venue, m’avait-elle répondu, avec mon père, l’automne avant leur mariage…

— Et elle n’a jamais pensé à y retourner ?…

— Si, avait-elle repris. Que de fois je l’ai entendue qui interrogeait d’Andiguier, longuement, à chacun de ses retours !…Et puis, elle reculait, à cause de moi. Elle ne voulait pas me quitter, et elle craignait de m’emmener. Je n’étais pas très forte et elle appréhendait pour moi la fatigue, la nourriture d’hôtel, le changement de climat, que sais-je ? L’année avant sa mort, pourtant, elle avait parlé de partir. Nous devions aller avec notre vieil ami. Elle l’a laissé voyager seul… J’étais toute sa vie. Elle m’a tout sacrifié, cela comme le reste… C’est pour moi qu’elle n’a pas voulu se remarier. Et elle était si belle !… Que je voudrais que vous l’eussiez connue, — si belle et si séduisante !… Elle avait dans sa personnalité un charme enlaçant auquel on n’échappait plus quand on l’avait approchée, une façon si douce, si égale de vous traiter, qu’on se sentait auprès d’elle comme dans une atmosphère de sécurité. Elle avait le génie de l’affection, et aucun de ceux pour qui elle a été bonne ne l’a oubliée. Encore maintenant, quand nous parlons d’elle, d’Andiguier et moi, je sens qu’elle lui est aussi présente que si elle venait de nous quitter hier, et à moi de même. Je n’ai qu’à fermer les yeux, et je la vois devant moi, telle que je l’ai embrassée, avant qu’elle ne sortît, le jour du terrible accident… Je vois son regard, ses cheveux, sa bouche, je la vois toute, et ses doigts sur cette bouche, pour m’envoyer un dernier baiser, du seuil de la porte, — vraiment le dernier…

Elle avait fermé à demi ses paupières, en prononçant ces paroles. Elle voyait le fantôme, et moi, je le voyais aussi… Antoinette était là, dans ce jardin, nous regardant tous les deux avec ses prunelles profondes, mais ce n’était pas du même regard. La double existence qu’elle avait rêvée se prolongeait après sa mort, puisqu’on l’évoquant, Éveline tout haut et moi mentalement, à cette seconde, nous évoquions, elle, une mère, la plus dévouée, la plus attentive des mères, et moi, ma maîtresse, la plus passionnée, la plus prenante des maîtresses. Et cependant, cette mère et cette maîtresse étaient bien la même personne. Ce