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LE FANTÔME.

Et pourtant il y a quelque chose de plus insensé que cet aveu : c’est d’avoir épousé cette enfant, et d’être obsédé par le souvenir de l’autre ; c’est d’avoir commis cette action et d’en aggraver encore la faute par les chagrins que mon attitude inflige à une innocente ; c’est de l’aimer assez pour ne pouvoir pas supporter maintenant l’idée de l’abandonner, et pas assez pour oublier ce qui fut. Qui sait si une confession complète ne serait pas ma guérison ? Si elle m’aimait assez pour me pardonner cependant ?… Et, dans mon insomnie, l’heure où j’avais été tenté de mettre ce projet à exécution se représenta. — Nous étions à Florence, alors. C’était par une après-midi d’une douceur délicieuse. Éveline et moi, nous nous promenions dans les avenues du jardin Boboli. Ces terrasses décorées d’urnes et de statues, la beauté des points de vue, le Campanile, le Palais Vieux, le Dôme, les quais de l’Arno découverts à chaque détour, la finesse du ciel au-dessus de nos têtes, la forme des montagnes là-bas, et, par intervalles, dans cette atmosphère, de légers tintement de cloche qui se prolongeaient en vibrations argentines, — tout se réunissait pour donner à cette heure une poésie extraordinaire. Jamais pourtant je ne m’étais senti plus oppressé, plus serré, plus incapable de m’abandonner à des impressions de bonheur. J’avais éprouvé, dans ce décor si idéal, une détresse infinie à voir Éveline, elle aussi, jouir de cette beauté presque tristement, avec ce fond de mélancolie qui ne la quitte plus, sans cet élan de jeunesse heureuse que je lui ai encore vu à Milan. Ô illogisme des situations fausses et d’où rien que de faux ne peut sortir ! Était-ce le moyen de lui rendre cet élan, que de lui dire la vérité sur les causes des passages de tristesse qui l’inquiétaient tant chez moi ? Non, sans doute. Mais c’était le moyen de substituer une crise aiguë et définitive à cette lente et sourde malaria dont nous étions tous deux consumés. Les médecins définissent la maladie : un procédé de la nature pour expulser le principe malfaisant. On dirait qu’il y a dans l’âme un instinct qui la pousse à pratiquer cette méthode sur elle-même, et à chercher la terminaison de ses misères dans des éclats, dussent-ils aboutir à des catastrophes. Et, sous les arbres de ce jardin d’enchantement, j’avais commencé de lui parler de sa mère, moi, qui, d’habitude, déploie toute la diplomatie dont je suis capable pour empêcher que nos conversations ne dérivent de ce côté ! Je lui avais dit, prenant prétexte d’une allusion préalable au musée de M. d’An-