Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 1.djvu/277

Cette page a été validée par deux contributeurs.
271
LE FANTÔME.

tails qui pouvaient confirmer ou démentir cette supposition. Elle constata ainsi deux indices qui, pour être très petits, n’en étaient pas moins bien significatifs, dans l’ordre de pensées où elle était engagée. Pas une fois, durant ces jours, elle ne put surprendre le regard de son mari posé de nouveau sur un des portraits de Mme Duvernay. Elle les avait, on se rappelle, multipliés dans la maison. Quand l’œil de Malclerc en rencontrait un maintenant, il passait vite, comme si l’image n’était pas là. Ce soin que le jeune homme avait de ne plus jamais regarder les portraits devait frapper d’autant plus Éveline qu’il concordait avec un effort analogue quelle pouvait remarquer chez d’Andiguier pour éviter les conversations sur la morte. Autrefois, il ne faisait pas une visite rue de Lisbonne, que très naturellement il ne mentionnât son nom et ne rapportât quelque souvenir, auquel son vieux cœur semblait se rajeunir et se réchauffer. À présent, lorsque Éveline faisait une allusion à sa mère, jamais plus il ne la relevait. Sans affectation, mais avec une évidente volonté de ne pas laisser la causerie se fixer sur ce point, il passait à un autre sujet. À la rigueur, et si son attention n’eût pas été éveillée par une suite d’incidens, Éveline aurait pu croire qu’elle se trompait sur Malclerc et qu’il n’y avait pas de parti pris dans certaines distractions de son regard, trop constantes cependant pour n’être pas volontaires. Chez d’Andiguier, le parti pris était indiscutable, et il était tellement inattendu, il révélait, chez le vieillard, des dispositions si nouvelles, un tel bouleversement des anciennes habitudes, qu’Éveline se sentait saisie, à chaque visite, d’un désir toujours et toujours plus aigu de lui demander : « Pourquoi ne voulez-vous plus que nous parlions de maman ?… » La question lui brûlait le cœur, lui brûlait les lèvres, — et elle ne la posait pas.

Quelle réponse appréhendait-elle ? Elle n’aurait pu le dire. Mais déjà la fièvre du soupçon commençait de l’envahir, et l’idée toute vague, tout abstraite d’abord, se réalisait, se concrétait, dans sa pensée. Cette possibilité que sa mère fût mêlée au secret dont son ménage était la victime se traduisait en suppositions précises, qu’elle allait tour à tour accepter et rejeter, en proie à ces subites et incohérentes alternatives de crédulité et de doute, dont le va-et-vient est comme un roulis et un tangage moral si douloureux pour l’être qui en subit l’agonie. Il finit alors par avoir un appétit de certitude, égal au désir du voyageur, ballotté