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LE FANTÔME.

pour le motif qui les rend tardifs au soupçon. Ils ont trop besoin d’être vrais avec eux-mêmes, pour ne pas couler à fond les indices qu’ils ont une fois remarqués. C’est ainsi qu’Éveline, durant les quelques jours qui suivirent ces quarante-huit heures, si chargées pour elle de mystères, ne questionna plus, ne se plaignit plus. Mais toute l’énergie de sa réflexion se concentra sur cette donnée inattendue de l’énigme dont elle sentait le poids sur son ménage. Le problème se posait ainsi maintenant : au lendemain de la tentative de suicide de son mari, elle était venue, affolée, à bout de forces, supplier d’Andiguier. Celui-ci avait accepté la mission de faire une démarche auprès de Malclerc. Il était parti en promettant de lui parler, de lui arracher son secret, d’essayer du moins. Il était revenu sachant ce secret, — pour Éveline ce point ne faisait pas doute, — oui, le sachant, et décidé à s’en taire. De quelle nature était donc cette confidence pour que non seulement son plus sûr ami ne voulût pas la lui répéter à elle, mais encore que les deux hommes se fussent aussitôt ligués afin de mieux lui cacher ce qu’elle avait un droit sacré à savoir ? Tout l’avenir de son mariage était en péril. Elle n’avait dissimulé à d’Andiguier aucun de ses troubles. Elle lui en avait montré la cause dans cette idée fixe qui rongeait son mari, dans ce secret autour duquel elle errait depuis des mois. Elle avait vu d’Andiguier bouleversé de sa souffrance, elle entendait encore son cri d’indignation : « Tu as raison, il faut que Malclerc s’explique ! » et cet entretien avec Malclerc avait suffi pour retourner cet homme, pour en faire un allié de l’autre dans une conjuration de silence. Cette antipathie réciproque, dont il lui avait fait l’aveu, s’était changée, dans ce si petit espace de temps, en une complicité. Quelles paroles s’étaient donc prononcées entre eux ? Quand elle les avait surpris dans cet entrevue du matin organisée à son insu, cette volonté d’entente et de silence était écrite sur leurs visages, dans leurs regards, dans leurs attitudes. Quelle impérieuse nécessité, commune à l’un et à l’autre, les avait fait se concerter avec une soudaineté qu’elle eût qualifiée de miraculeuse, si elle n’y avait pas assisté ? C’était un mystère par-dessus un mystère, que cette subite mainmise du jeune homme sur le vieillard. Mais c’était aussi un de ces faits qui circonscrivent subitement le champ des explications possibles, et en tournant et retournant ce fait dans sa pensée, par cet inconscient effort d’analyse qu’une préoccupation pas-