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LE FANTÔME.

N’avait-elle pas choisi ce dévouement pour y faire appel, jusque dans la mort ? Ne lui avait-elle pas donné un suprême témoignage qu’elle croyait à l’infinie délicatesse de son amour ? Et, devant l’évidence renouvelée que, s’il n’avait pas été tout dans cette vie de femme, il y avait du moins été quelque chose de très vrai, de très intime, de très rare, le remords de sa colère le saisit, et des larmes commencèrent de rouler dans les rides de ses joues, tandis qu’il cachait son pauvre visage usé dans ses mains, en disant et redisant de nouveau tout haut, mais cette fois au fantôme de la disparue : « Pardon ! pardon ! pardon ! »

C’est alors, et dans ce violent sursaut de remords et d’attendrissement, que le sens de la réalité ressaisit tout à fait cet homme généreux. À quoi et à qui venait-il de penser, depuis qu’Éveline était partie de cette chambre et qu’il avait commencé la lecture du Journal de Malclerc ? À sa propre histoire, et à lui, uniquement à lui. Que s’était-il demandé ? S’il avait été trompé par Antoinette. Et, pendant ce temps-là, un être vivant et sentant, cette tendre, cette innocente Éveline, qui s’était adressée à lui dans son agonie, au nom même de cette Antoinette, était en danger, et il l’oubliait. Il oubliait dans quelles circonstances ces pages révélatrices lui avaient été remises, par le mari de cette malheureuse enfant, au lendemain d’un premier essai de suicide, à la veille peut-être d’un second, dans un de ces intervalles de répit comme en comportent les profondes maladies morales et que l’on ne retrouve pas toujours, si l’on en laisse échapper l’opportunité. Le désespoir de la jeune femme, si dangereux dans les conditions présentes de sa santé, avait été suspendu par la démarche qu’il avait consenti à faire. Ce désespoir allait reprendre, et, sans doute, devenir fatal. Malclerc, épuisé, brisé par la scène de la veille, s’était, pour un moment, départi de son orgueil et de son silence. Il s’était remis tout entier aux mains du plus vieil ami de sa femme. Demeurerait-il dans ces sentimens ? La maladie de ce ménage, comme avait dit si étrangement et si justement Mme  Malclerc, traversait une crise d’où dépendait tout l’avenir. Le hasard voulait que la responsabilité en pesât sur d’Andiguier. Allait-il la fuir ?… Quand cet autre courant d’idées eut traversé l’esprit du vieillard, il se redressa. Les larmes séchèrent dans ses yeux. Une tension de toute sa volonté le raidit dans un geste d’énergie, et, comme pour manifester par son attitude le changement qui s’accomplissait en lui, il se mit à ranger méthodiquement, sans que