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Déroulède que de croire, ou de donner à croire qu’il est à lui seul aussi redoutable ? Il reviendra pourtant un jour ou l’autre, et très vraisemblablement un jour assez prochain : on s’apercevra sans doute alors que les choses continuent de marcher comme auparavant, et qu’on avait éprouvé une crainte chimérique. Quand même M. Déroulède, ce qui n’est pas improbable, commettrait encore quelques incartades, nous osons espérer que la République y survivrait. Mais ce n’est pas de la République qu’il s’agit, c’est du ministère ; et il ne survivrait pas, lui, à l’abandon de la politique de combat qui est sa seule raison d’être. Il faut que la République se croie en danger pour qu’on le supporte. Il est condamné jusqu’au bout au rôle de sauveur : le jour où il aurait enfin tout sauvé serait celui de sa mort. C’est peut-être ce que M. le ministre de la Guerre a voulu dire, dans un discours qu’il a prononcé à Beaune et qui a embarrassé ses admirateurs. Il a déclaré qu’il ne sortirait du ministère que « les pieds devant, » locution familière qui veut dire : étendu horizontalement dans un cercueil. On aime à croire que M. le général André n’a parlé qu’au figuré. Quoi qu’il en soit, le ministère ne veut pas mourir encore, et il faut par conséquent qu’il garde toujours quelque chose à sauver.

Mais que nous parle-t-il d’apaisement ? Il n’a, certes, pas le droit de le faire, même et surtout lorsqu’il présente une amnistie qu’on a pu si justement appeler une amnistie de combat. Tout, en effet, porte un caractère de combat dans sa politique, dans celle d’aujourd’hui, et encore plus dans celle qu’il annonce pour demain. Il a fait un effort sincère pour empêcher la reprise et le développement de l’affaire Dreyfus sur le terrain judiciaire : nous l’avons constaté et nous lui en savons gré. Mais, encore une fois, l’affaire Dreyfus ne tient plus aujourd’hui à Dreyfus : elle a pris des extensions imprévues auxquelles il ne se rattache que par un lien artificiel. Il y a un esprit détestable qui est né de cette affaire et qui continue d’agir en dehors d’elle. Il est fait de radicalisme, de socialisme, de jacobinisme, de préjugés violens contre l’esprit militaire et de passions haineuses contre l’esprit religieux. Le cabinet actuel a formé de ces élémens divers, mais facilement conciliables, un tout dont il s’est constitué la raison sociale, et il poursuit avec acharnement une politique inspirée de pensées de représailles, ou même de vengeance, qui finiront par déchaîner dans le pays une véritable guerre civile. Nous sommes trop justes pour ne pas reconnaître qu’à cet état d’esprit, sorti de l’affaire Dreyfus, en correspond un autre qui a, lui aussi, ses égaremens et ses dangers. Au sortir d’une lutte si ardente, et parfois