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LE FANTÔME.

ne craignant rien, défendue contre tout, excepté contre l’inévitable. Mais vous êtes jeune, moi aussi, et Dieu, qui a permis que nous nous rencontrions, nous donnera des années…

Le dévouement de son honnête amour me riait dans ses yeux purs. Tandis qu’elle me parlait, il se dégageait de ses gestes, de son attitude, de son accent, une telle grâce d’affection simple ! Cette grâce fut la plus forte, — pour quelques instans. Nous nous mîmes à causer de nos projets d’avenir immédiat. Je lui décrivis la vieille maison où nous passerions cette première semaine, puis celle de la campagne de Dôle où nous rejoindrions ma mère et ma sœur, l’Engadine où nous monterions en août, l’Italie où nous descendrions en septembre. À travers ses questions et mes réponses, le soir tombait… Le gentil enfantillage d’une dînette de pensionnaires que nous improvisâmes tous deux acheva de m’apaiser. Mon trouble devait recommencer aussitôt que je la traiterais non plus comme une camarade, comme une jeune fille, presque comme une sœur, mais comme une femme, comme ma femme… De nouveau, quand la nuit fut tout à fait venue, et que la dernière lueur orangée du couchant se fut effacée au bord du ciel, nous nous retrouvâmes tout près l’un de l’autre, les mains unies, elle blottie contre moi, son souffle mêlé à mon souffle, sa beauté si près de mon désir, et, de nouveau, avec ce désir, l’image des sensations éprouvées avec sa mère s’éleva en moi, et, comme tout à l’heure, ce fut un rejet de toute mon âme en arrière. Le frisson du remords me ressaisit devant cette pureté, que de telles pensées, à cette minute, profanaient sans qu’elle s’en doutât. Je retrouvai l’impossibilité d’associer dans un embrassement celle d’autrefois et celle d’aujourd’hui, une impossibilité en même temps d’étreindre celle-ci sans me souvenir de l’autre, et, pour répéter le mot terrible, que j’ai eu pourtant le courage de me dire le premier jour, — à quoi cela m’a-t-il servi ? — j’éprouvai, dans toute sa force, dans toute son horreur, la sensation de l’inceste

La sensation de l’inceste ! Était-ce donc là ce que j’avais voulu ? Était-ce vers ce cruel et monstrueux délire, tout mélangé de sensualité et de remords, que je m’étais élancé si avidement, si tendrement, si passionnément, du fond de mes regrets ? Qu’y avait-il de commun entre ce que j’avais rêvé, souhaité, pressenti et ces alternatives de désir et de révolte, — un désir corrompu, dépravé par des réminiscences criminelles, — une révolte tardive