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LE FANTÔME.

vais-je deviner qu’elles se développeraient avec cette intimité totale dont j’ai si souvent entendu prétendre qu’elle est le plus puissant principe d’union, celui auquel ne résiste aucun malentendu ? Et pour moi cette intimité fut le principe même de désunion, le réveil subit du songe où je m’étais complu… Cela commença dans le wagon qui nous emmenait loin de Paris, le soir de notre mariage. Nous étions partis à quatre heures, pour être à Auxonne un peu avant minuit. Là, nous devions trouver une voiture qui, en quarante minutes, nous conduirait dans cette petite maison de l’Ouradoux que mon père m’avait laissée, et où j’ai tant joué enfant. Lorsque le train se mit en marche, Éveline, le visage tout ému, se tourna vers moi. D’elle-même, elle vint se tapir contre mon épaule, sans me parler, mais, dans ses yeux, dans son sourire, sur tout son frémissant et joli visage, je pouvais lire l’absolue, l’entière confiance d’un être qui se donne à un autre, qui se met à sa merci, à sa discrétion, et qui n’a pas peur. Il y eut, dans ce silencieux et tendre mouvement, quelque chose de si virginal, une telle innocence émanait d’elle, que le baiser par lequel je lui fermai ses chers yeux bleus était vraiment celui d’un frère, la caresse d’une âme à une âme… Et puis, comme elle était là, si belle et si candide, si fraîche et si naïve, la soie de ses cheveux effleurant ma joue, son jeune buste serré contre ma poitrine, voici que la mémoire des sens, cette mystérieuse et indestructible mémoire qui conserve au plus secret de notre chair le souvenir des baisers donnés et reçus se mit à s’éveiller en moi. Le souvenir de mes lèvres longuement et passionnément promenées sur des traits si pareils à ceux-ci, et celui des bonheurs ressentis dans ces caresses, firent courir dans mes veines une fièvre de désir. Ma bouche commença de descendre de ces paupières palpitantes vers cette adorable bouche entr’ouverte que je voyais sourire dans un sourire si charmant d’ingénuité et d’ignorance. Et, à cette sensation d’ardeur et de volupté, un sentiment vint tout à coup se mêler, irraisonné, inattendu, irrésistible : celui d’un respect presque intimidé devant cette confiance et cette pureté… Au lieu de presser ces lèvres qu’aucun baiser d’amour n’avait jamais touchées, à peine si mes lèvres les effleurèrent. Rien que d’avoir associé, une seconde, à cette enfant, qui ne saurait de la vie que ce que je lui en apprendrais, l’image des voluptés goûtées autrefois auprès de sa mère, venait de me donner l’horreur de moi-même, Ç’avait été comme si je me pré-