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naturel n’existe pas. Je le quittai, poursuivi dans l’escalier de la maison, puis dans la rue, par les phrases qu’il avait prononcées comme par une prédiction de malheur, attristé aussi par cette nouvelle preuve qu’Éveline, sous ses dehors si pareils à ceux de sa mère, en était si différente. Ce prêtre venait de m’exprimer, en des termes d’une théologie plus abstraite, exactement l’idée que ma fiancée se faisait du mariage. C’était à ce Dieu du catholicisme, sévère et tragique, au Dieu vengeur des irrévocables justices, qu’elle croyait. Par contraste, Antoinette se représenta, avec ses beaux yeux noyés d’extase, et me disant :

— Je n’ai pas peur de Dieu. Car il est amour. Jamais je ne croirai qu’il nous punit d’avoir aimé. Il ne nous punit que de la haine. Quand nous sentons dans notre cœur ce que je sens dans le mien pour toi, nous sommes avec lui, il est avec nous. Quand je lis dans l’Imitation les pages sur l’amour, j’y trouve ce que j’ai là pour toi… Et elle répétait de sa voix profonde les phrases du chapitre de ce livre sur les preuves du véritable amour, qu’elle savait par cœur : — Dilatez-moi dans l’amour, afin que j’apprenne à goûter au fond de mon âme, combien il est doux de se perdre et de se fondre dans l’amour… — Je les redis moi-même à haute voix ces mots d’exaltation, comme pour protester contre le discours sévère que je venais d’entendre. Ils firent battre mon cœur du même battement que jadis, et pourtant je ne pus retenir un frisson de superstitieuse terreur. Si pourtant le prêtre avait raison ? Que serait alors l’avenir de mon mariage, quand je me préparais à aller à l’autel, comme il l’avait dit, non seulement avec des souvenirs, mais rien qu’avec des souvenirs et pour rechercher des souvenirs ?…

Oui, ce furent là trois avertissement et dont chacun avait son sens. Le premier m’avait montré dans mon propre cœur les germes latens des conflits futurs entre les anciennes émotions et les émotions nouvelles. Le second m’avait révélé, dans le cœur de ma fiancée, des souvenirs aussi, à moi qui suis tellement obsédé des miens, ceux de son enfance, toute une personnalité irréductible qui devait nécessairement s’opposer en moi, tôt ou tard, à ma vision de sa mère. Le troisième en avait appelé à mon sens moral. Je n’ai accepté ni les uns ni les autres, quand il m’était permis de me retirer, avant l’engagement irréparable. Il faut tout dire. Ç’avaient été des impressions si fugitives, si rapides ! Pou-