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LE FANTÔME.

même et à l’user, qu’il est un sacrement, et un grand sacrement : Sacramentum hoc magnum est, a dit encore saint Paul. Il procure à ceux qui le reçoivent une grâce spéciale, et dont l’effet est de créer ce qu’un de nos moralistes a si bien appelé une société des cœurs. Remarquez l’expression que j’emploie : créer. Créer ! L’homme ne le pourrait pas sans une grâce. Il s’agit pour les époux, je vous cite toujours l’Écriture, de réaliser le miracle que le Sauveur proclame dans son entretien avec Nicodème : naître à nouveau. Oportet nasci denuo. Il faut que vous naissiez tous les deux à nouveau… Je connais l’enfant que vous avez le bonheur d’épouser, depuis qu’elle est au monde. Elle vous arrive avec une âme toute blanche. Cette naissance à une nouvelle vie s’accomplira, pour elle, sans un effort, sans un regret. Elle n’aura rien à vous cacher de son passé. Je ne connais pas le vôtre. Monsieur, mais, j’en suis bien sûr, du moment où vous vous êtes décidé à ce mariage, vous êtes libre. Ce que mon caractère, mon âge, mon affection profonde pour cette enfant, une longue expérience des misères humaines, — j’ai beaucoup confessé, — m’autorisent à vous dire, c’est ceci : vous ne devez pas avoir aboli le passé uniquement dans les faits, vous devez l’avoir aboli dans votre âme. Ce serait profaner le sacrement et commettre un véritable sacrilège, dont vous seriez un jour terriblement puni, par des voies comme sait en trouver le Dieu dont on ne se joue point : — Deus non irridetur…, — que d’aller à l’autel, je ne dis pas avec des regrets, vous ne pouvez pas en avoir, je dis avec des souvenirs. La destruction absolue, totale, de votre passé, l’ancien homme vraiment mort, enterré, anéanti, voilà le don surnaturel et que votre fiancée vous obtiendra, si vous n’y mettez pas obstacle…

Il y avait, pour moi, dans ces paroles, à qui les citations latines habituelles aux gens d’église donnaient comme un accent liturgique, une signification trop directe, pour qu’elles ne pénétrassent pas, avec l’acuité d’une lame, jusque dans l’arrière-fonds de ma conscience. Le coup d’œil de certains prêtres a-t-il, comme celui de certains médecins, de ces divinations chirurgicales qui vont aussitôt au point malade, à l’abcès caché ? Il était très certain que le digne abbé Fronteau ne connaissait pas mon passé. Il me l’avait dit, et, rien qu’à son regard, je l’avais compris. Il était certain aussi qu’il m’avait parlé comme s’il le connaissait, et avec cette énergie dans la conviction, toujours communicative, fût-on, comme moi, bien persuadé que le sur-