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la Russie d’Europe témoigner un profond respect au mandarin chinois, se soumettre sans surprise à la juridiction d’un Bouriate ; mais s’imagine-t-on un Anglais courbant son orgueil ou un Français sa vanité devant un fonctionnaire hindou ou annamite ? et a-t-on oublié les clameurs des commerçans européens du Japon, quand il s’est agi de reconnaître à cet empire la pleine juridiction qu’exercent les pays de chrétienté ?

C’est au nom de la civilisation occidentale moderne que l’Europe, au XIXe siècle, a proclamé la barbarie de tout le reste de l’univers et assumé la mission de l’éclairer ; c’est le progrès moderne que l’on prétend introduire en Chine. Ce développement industriel et commercial, résultat un peu trouble de siècles de recherches scientifiques et d’aspirations vers la justice, vers le bien de tous, a-t-il par lui-même une vertu éducatrice ? Entre deux peuples de civilisation analogue, les échanges commerciaux sont accompagnés d’échange d’idées et de sympathies : il n’en est pas de même là où les esprits n’ont par avance aucun point de contact. Le commerce entre Occidentaux et Chinois pourrait continuer pendant des siècles sur le pied actuel sans que de l’accord des comptes résultat celui des intelligences, sans qu’une pensée commune germât dans le cerveau de ce blanc et de ce jaune qui trafiquent ensemble. Et quand tous les négocians et industriels occidentaux, à l’imitation de quelques-uns d’entre eux, connaîtraient la langue de leurs cliens, entreraient en rapports directs avec eux, — but qu’il faut atteindre pour développer sainement nos relations avec la Chine, — ce ne serait pas encore assez. Nos techniciens, absorbés par leurs affaires, d’esprit plus pratique qu’élevé, donneront des leçons de choses, montreront en acte notre esprit de justice et d’exactitude, notre probité morale et intellectuelle, notre dévouement à ce qui est généreux : ce pourrait être assez pour un peuple curieux et généralisateur, mais ce serait trop peu pour le Chinois, pratique, au plus, analyste. Quand le Céleste-Empire achèterait chez nous toutes ses cotonnades et toutes ses machines ; quand toutes ses mines seraient ouvertes, ses voies ferrées exploitées de Péking à Canton, de Xing-po à Si-ngan ; quand il aurait appris ou surpris tous nos secrets industriels, sans doute il aurait reçu de nous, avec de nouveaux besoins, le moyen d’y satisfaire ; la sensualité et l’avidité accrues le pousseraient davantage à ce matérialisme où il penche ; mais, pour avoir perdu l’amour de la civilisation