Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 162.djvu/912

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

transformer en un idéal qui le dépassait lui-même la réalité d’un amour vécu. Délie, en devenant l’Idée, ne cessait pas d’être Délie ; on la sentait vivante, on la devinait aimée, passionnément désirée dans les vers du poète ; et c’était le symbole qui remplaçait enfin l’allégorie. S’il n’y a de science que du général, il n’y a peut-être de grande poésie que de l’universel ; et Marot ne s’en était pas rendu compte, ni ses disciples, — Mellin de Saint-Gelais, Héroët, La Borderie, — mais Maurice Scève l’avait compris :


Toute douceur d’amour est détrempée
De fiel amer et de mortel venin ;


ou encore, et pour exprimer cette idée que rien ne meurt que pour renaître :


Quand sur la nuit le jour vient à mourir
Le soir d’ici est aube à l’antipode.


C’étaient de ces vers que les poètes de la Pléiade mettront entre guillemets, « », pour attirer l’attention du lecteur sur ce qu’ils enveloppent de signification générale. Et, faute d’avoir pris comme eux cette précaution, si on leur eût dit que Scève était quelquefois difficile à comprendre, je crains qu’ils n’eussent répondu qu’aucun mérite en lui ne leur plaisait davantage ; n’était plus conforme à la définition du poète ; et ne pouvait plus heureusement contribuer à diriger la poésie elle-même vers les voies nouvelles qu’ils rêvaient.


C’est aussi bien ce que va nous dire en propres termes Pontus de Tyard, — dont il suffit de mentionner en passant les Erreurs amoureuses, 1549, visiblement inspirées de la Délie de Scève, et d’ailleurs insignifiantes, — mais dont la traduction des Dialoghi d’amore, de « Léon Hebrieu », c’est, dit-on, le pseudonyme de Juda Abrabanel, fils d’Isaac, le célèbre rabbin[1], et les Dialogues philosophiques méritent qu’on s’y arrêté un moment. Il était gentilhomme, aussi lui, de grande famille, comme Ronsard, comme du Bellay, et s’il n’était pas précisément Lyonnais, étant né au château de Bissy, dans les environs de Chalon-sur-Saône, c’était à Mâcon qu’il avait fait, depuis 1538, son principal

  1. Isaac Abrabanel, né à Lisbonne on 1437, mort à Venise en 1508. Ses Commentaires sur l’Ancien Testament sont demeurés, dit-on, classiques.