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contemporains ne voyaient qu’une des deux révolutions, il voyait les deux, et déjà, lui seul, peut-être, si d’autres l’ont répété depuis, il disait le mot de l’homme d’État : « Il est contradictoire que le peuple soit à la fois misérable et souverain. » Derrière cette contradiction logique, il distinguait clairement la concordance des forces et la convergence des mouvemens, la double transformation du législateur et de la loi, la double révolution politique et économique[1]. La loi changée, le législateur changé, le peuple misérable devenu le peuple souverain, c’était le peuple employant sa souveraineté contre sa misère, et c’était non seulement tout l’État retourné, mais toute la société remuée.

Car, par la transformation quotidienne et incessante de la loi, par la juxtaposition et la substitution progressive d’un code du travail au code de la propriété, ce n’est ni plus ni moins que la société elle-même qui se transforme. Transformation encore sourde et peu perceptible, celle-là. Le bruit que font les destructeurs et reconstructeurs de sociétés autour de leurs théories et de leurs plans d’ensemble empêche d’apercevoir le fait dès maintenant accompli ou en train de s’accomplir ; ils chargent tellement l’avenir qu’on s’habitue à prendre en patience le poids du présent ; la menace de l’invasion endort sur les dangers de l’infiltration. Cependant la société n’est déjà plus la même dans les mêmes cadres ; et, pour continuer de marquer la distinction entre l’aspect extérieur des choses et leur réalité, si, dans sa forme et dans ses apparences, le contenant n’a pas encore trop sensiblement varié, le contenu n’est pourtant plus, en son fond et dans sa substance, identique à ce qu’il était jadis.

Pour s’être faite en majeure partie pacifiquement, une révolution sociale, — la plus réelle de toutes les révolutions, — ne s’en

  1. De son côté, et dès le mois de juillet 1847 (Introduction à la cinquième édition de son célèbre petit livre Organisation du Travail, — la première avait paru en 1839, — p. 13), Louis Blanc disait formellement : « Pour donner à la réforme politique de nombreux adhérens parmi le peuple, il est indispensable de lui montrer le rapport qui existe entre l’amélioration, soit morale, soit matérielle, de son sort et un changement île pouvoir… S’il est nécessaire de s’occuper d’une réforme sociale, il ne l’est pas moins de pousser à une réforme politique. Car, si la première est le but, la seconde est le moyen. Il ne suffit pas de découvrir des procédés scientifiques, propres à inaugurer le principe d’association et à organiser le travail suivant les règles de la raison, de la justice, de l’humanité ; il faut se mettre en état de réaliser le principe qu’on adopte et de féconder les procédés fournis par l’étude. Or, le pouvoir… s’appuie sur des chambres, sur des tribunaux, sur des soldats, c’est-à-dire sur la triple puissance des lois, des arrêts, et des baïonnettes. Ne pas le prendre pour instrument, c’est le rencontrer comme obstacle. »