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d’effort pour évoquer les voix du tableau de Meignan, la spirale d’Elfes tournoyantes et, les mains contre leurs bouches, penchées sur cet ouragan…

Du reste, si l’on préfère embrasser l’entier spectacle plutôt que respirer de trop près cette capiteuse vapeur, c’est sur la gauche qu’il convient de se poster, en une façon de belvédère ménagé entre les arbres et d’où s’aperçoivent à la fois, non seulement la hauteur totale de la cataracte, mais aussi la puissance des stratifications formant cette stupéfiante crevasse, ce puits monstrueux creusé par un labeur qui durant des milliers d’années, nuit comme jour, ne s’est jamais arrêté une seconde ! Incurvée, la crevasse s’ouvre vers la gauche, bâille plutôt sur une gorge invraisemblablement profonde, une déchirure finissant toute minuscule, toute dissimulée entre les falaises de six cents pieds. Et c’est maintenant au fond de ce ravin, du vert le plus frais, le plus smaragdin du monde, que se reforme, que fuit à nouveau, mais imperceptible, mais ridiculement amoindri, défiguré, perdu, ce qui reste du Tequendama enfin liquéfié, ce qui n’est point remonté dans les nuages, et ce qui n’a pas arrosé les selves d’alentour.

Le soleil perce. Un humide arc-en-ciel se recourbe, enchanteur, au-dessus de la faille. La floconneuse fuite devient plus immatérielle, plus vapeur encore. On dirait une superposition de gazes blondes éclairées par en dessous, tirées rapidement vers la profondeur. Les brumes suspendues s’argentent ; les collines bleues voient s’illuminer leur roide escalade ; les sonorités du matin chantent au-dessus des bois. Toute la poésie de l’aurore enveloppe le réveil du Niagara colombien.

Comme je retournais à mon cheval, mes yeux étaient tombés sur une carte abandonnée au pied d’un rocher. La pluie avait effacé à demi quelques lignes au crayon. Cependant j’y pus lire encore ces mots écrits d’une main féminine : « Dios omnipotente, dadme licencia de volver à ver esta maravilla del mundo ! »

Et, me retournant une dernière fois, sur le chemin de la capitale, vers l’ensoleillement et le vertige, vers l’abyssale clameur du Tequendama, je tâchai du moins d’emporter pour toujours, en mon regard, le souvenir vécu de cette merveille du monde.


PIERRE D’ESPAGNAT.