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la semence de révolte et d’expiation, continuée, quelques-uns pensent, dans les vicissitudes de l’Espagne, — disons seulement dans les déchiremens de cette Amérique moderne qui s’entr’égorge sur leurs tombeaux.

Depuis, un grand oubli est tombé sur eux. Le peu qu’ils nous avaient légué a été détruit par un fanatisme indigne de la victoire. Et les musées mêmes, libres cimetières où les triomphateurs s’offrent le luxe généreux d’immortaliser les vaincus anéantis, les musées, ici, ne nous disent presque rien de ces disparus. Une promenade à travers celui de Bogota a pris rang parmi mes pires déceptions. Là, pouvais-je penser du moins, un coin du voile formidable aura été soulevé. Quelle illusion ! Décidément, ils sont bien anéantis à jamais, les fils éphémères des Zipas. Deux ou trois reliques seulement frappent le regard, mais modernes, celles-là, le lit de Bolivar, en acajou Empire assez rococo ; en revanche, autrement évocateur sous sa cloche de verre, un drapeau qui vaut presque un symbole, lui, quand on songe à tout ce qu’il promena sous ses plis : l’étendard authentique de Pizarre, de soie blanche un peu rouillée par le temps, mais d’une élégance exquise et cruelle avec ses croix brochées et ses fleurons d’or.

Et c’est tout. Une indigence presque incroyable d’antiquités aborigènes ; quelques poteries insignifiantes ; pas un document sur les Muyscas eux-mêmes, bien finis, bien effacés à jamais du sol qui les vit naître. On m’avait conseillé cependant une excursion à une lagune célèbre, désertée aujourd’hui, où se déroulèrent autrefois les rites fastueux de leur puissance.

Le jour de son couronnement, tout le peuple de Cundinamarca, les deux millions d’Indiens qui y vivaient, se réunissaient autour du Cacique suprême, de l’Empereur, sur les bords de ce lac de Guatavita, là-bas, là-haut, dans les montagnes, derrière la Savane. Au milieu d’eux, le monarque se dévêtait ; puis, enduit, par tout le corps, d’une mince couche de miel, il se roulait dans de la poudre d’or. De la sorte, il apparaissait à sa nation idole étincelante. Mais des barques sacrées l’attendaient. Escorté de tous ses proches, des dignitaires de sa maison, il gagnait le centre du lac, il s’arrêtait à nouveau. Et, après avoir attendu que la nappe fût calme, se penchant, il adorait dans les eaux le Soleil. À ce maître du monde, il offrait, il jetait à pleines mains, libation splendide, tout l’or de ses coffres, ses joyaux, la pluie verdoyante des émeraudes. Enfin, se plongeant lui-même, il