Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 162.djvu/858

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tranquillité de sépulcre le sifflet des gardiens de nuit postés à l’angle des rues et qui se répète à l’infini en s’affaiblissent comme le cri de la sentinelle. Cependant, au-dessus de la cathédrale, la masse d’ombre des Andes s’étage, s’arrondit avec son incomparable charme, que caressent par places des reflets atténués, ces transparences bleuâtres chères aux peintres des fjords ; tandis que, debout et seul au milieu de la place vide, dans un petit square carré, la forme hiératique du Libérateur, qu’un socle massif hausse entre deux arbres, semble veiller, comme le Palladium antique, sur le sommeil de sa bonne ville.

Puis, je rentre moi-même, par la traînée d’argent de la rue Florian, laissant, dans le cruel bleu nocturne, la Croix du Sud incliner, plus fraternels, plus significatifs sur cette terre croyante, les stigmates d’or de sa silhouette divine.

Après quelques excursions dans le Bogota moderne, c’est le domaine de son passé, l’indécis rayonnement de sa légende qui vous sollicite encore le plus tenacement. Plus jeune d’histoire que la nôtre, cette terre des Andes est déjà riche, cependant, d’épisodes et de sujets tragiques. Fréquemment, en levant les yeux, on s’arrête, au hasard des pas, sous quelqu’un de ces plafonds qui en sont les restes un peu tristes, un peu ternis par la patine des siècles, legs et vestiges des conquérans passés, — tous, d’un dessin et d’une élégance assez pareils, boiseries anciennes, à fond blanc, à croix, rosaces et entrelacs d’or ; que ce soit au Banco Nacional, à la poste, à la délicieuse chapelle du Sagrario, concrétisant, ces témoins d’art, perpétuant quelque chose, laissé là, de l’âme de la noble Espagne, un parfum de Castille dont ces vieilles salles n’ont pu se déprendre.

Encore avant eux, je le sais, il y a cet attirant mystère, mais quoi ? presque indéchiffrable à présent, de l’Amérique antérieure, de ces âges silencieux qui s’écoulèrent avant 1492, dont rien d’écrit, dont rien de bâti n’a survécu. Pourtant ils furent, ils fleurirent, les peuples pullulans qui couvraient, dix fois plus nombreux, un sol encore plus doré qu’aujourd’hui. Quels rêves roulèrent-ils avant de descendre ainsi tout entiers dans l’irrémédiable cendre ? Que pensaient, que croyaient les maîtres de cette glèbe heureuse, avant de l’abandonner à la rapacité des vainqueurs ? Ah ! sans doute, dans le moment de disparaître, ils implorèrent une dernière fois leurs dieux, et de la malédiction qu’ils jetèrent devait germer à deux siècles de portée