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églises, je ne pouvais m’empêcher de sentir passer, sur ce sommeil de pierre, un grand effluve mystique et moyen-âgeux.

Puis, comme, à nouveau, je dévalais vers la ville, vers les quadrilatères des maisons lavés de teintes grises, derrière moi, tout d’un coup, le vent se mettait à souffler, violent, ce vent du Nord qui descend des Andes, qui ébranle avec fureur les croisées et les portes, glissant par-dessous sa plainte sifflante, son ululement d’automne. Quelle impression d’Europe, si soudaine, quel retour inopiné vers les contrées maussades et grelottantes où la brise hurle comme ceci aux premières menaces de septembre !

La rue Royale, calle Real, était déjà levée, bien que seulement la demie de six heures se répétât aux différens campaniles de ces douze chapelles et de ces dix-neuf églises. Ainsi l’exige d’ailleurs la distribution équatoriale de la lumière qui mesure exactement, sous cette latitude encore, les douze stades du jour et les douze de la nuit. De cette artère principale, le réveil de l’activité urbaine rayonnait peu à peu vers les quartiers excentriques, jusqu’aux vagues faubourgs où le nom même de ville se perd. Tout ce qu’il y a de riche et de bon demeure aggloméré, en effet, vers cette rue Royale et ses alentours, la rue Florian, la place Bolivar, la place Santander, vaste centre de plaisance et d’affaires. Dès qu’on s’en éloigne, qu’on monte vers la ville haute ou qu’on descend vers le chemin de fer de la Savane, on pénètre dans les zones de plus en plus humbles et tristes, de cette triste et grise laideur populaire qui enveloppe toujours d’un serrement de cœur et d’un désenchantement la première arrivée dans les capitales. Il n’y a point d’exception ici. Ces longues enfilades de rues sans gaieté, le plus souvent désertes entre leurs perspectives de murs blancs et qui s’élancent du cœur restreint de la ville pour se disperser dans la campagne offrent même, en quelque sorte, le schéma expressif de l’économie sociale colombienne. C’est qu’en dépit de ses cent trente mille habitans, Bogota ne comporte qu’une classe dirigeante assez restreinte. Histoire ordinaire des peuples où l’accès au savoir est assez limité et ne se présente point d’ailleurs au bon sens un peu ankylosé des petites gens comme la panacée suprême et éminemment désirable. Il y a dans toute cette population qui ne semble mise là que pour arrondir de zéros harmonieux les chiffres des statistiques, une innombrable quantité de citoyens qui ne comptent pas pour cela, qui ne possèdent pas davantage, dont les moyens d’existence même