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Assurément ces objections sont justes. Convient-il cependant de se laisser arrêter par elles ? Tout bien pesé, je ne le crois pas. Il faut, en effet, pour résoudre ces questions difficiles, descendre des hauteurs de la théorie et se placer en face des faits. Or, quiconque a jeté quelques coups de sonde dans les profondeurs de la misère humaine a pu mesurer les abîmes de détresse dans lesquels sombre parfois la vieillesse de l’ouvrier et surtout de l’ouvrière. Vient un âge où progressivement les forces diminuent, les membres s’ankylosent, les yeux s’affaiblissent, où la besogne coutumière devient impossible, où, tout emploi nouveau étant refusé avec dérision, le problème du pain quotidien se pose d’une façon aigüe. Que faire alors ? Vivre sur ses économies ? Et si elles ont été mangées par le chômage ou la maladie ? Si on n’a pas pu en faire ? Croit-on que cela soit toujours facile ou même possible ? Que l’ouvrier qui gagne cinq à six francs par jour y puisse arriver, je le veux assurément, encore que le taux de capitalisation de l’argent lui rende assez malaisé de s’assurer une rente suffisante. Mais l’homme de peine qui gagne de trois à quatre francs, mais l’ouvrière qui en gagne deux ou trois, et encore pas toujours, comment veut-on, de bonne foi, qu’ils aient mis de côté le capital nécessaire pour parer aux besoins de leur vieillesse ? C’est affaire, dit-on, à leurs enfans de les soutenir. Et s’ils les ont perdus, ou s’ils n’en ont jamais eu ? On ne saurait donc méconnaître que, sans qu’il y ait eu paresse ou imprévoyance (et y en eût-il, qu’il ne faudrait peut-être pas se montrer impitoyable), la vieillesse ne soit, par elle-même, par les déchéances qu’elle amène, par les peines qu’elle inflige, une cause de misère qui peut devenir atrocement aigüe. « Aucune théorie ne saurait justifier l’abandon de ceux qui souffrent, » a écrit Le Play. Je suis un peu, je l’avoue, de son avis.

Est-ce à dire qu’il ne faille tenir aucun compte des objections que j’ai indiquées tout à l’heure ? Bien au contraire ! Il faut les avoir toujours présentes à l’esprit pour empêcher que l’abus ne fasse tort au principe. Trois précautions seraient à prendre : il faudrait maintenir à l’allocation qui serait accordée aux vieillards ayant dépassé un certain âge le caractère de secours, dont la sollicitation et l’obtention seraient un aveu d’indigence. Soit dit en passant, c’est une des prétentions les plus singulières de la charité publique, que ses secours n’humilieraient pas, tandis que les aumônes de la charité privée aviliraient. La distinction, dans la