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haine, l’homme doit faire tous ses efforts pour que le drame ne finisse pas mal. S’il ne veut pas attraper la maladie de son prochain, il faut qu’il l’en guérisse en le faisant soigner. L’argument pourra toucher beaucoup de gens, mais le devoir ainsi compris, dans ce temps où la terreur du microbe exerce tant d’empire, s’abaisse à n’être plus qu’un procédé d’antisepsie. Pour employer un langage plus noble, la solidarité n’apparaît plus que comme une forme intelligente et supérieure de l’égoïsme. L’égoïsme étant un puissant mobile, l’argument pourrait également n’être pas à dédaigner. Le malheur, c’est qu’ici encore un asolidaire pourrait répondre : « Vous faites appel à mon égoïsme ; mais c’est bien le moins que j’aie le droit d’être égoïste à ma façon. J’aime mieux courir la chance, après tout très problématique, d’être victime du drame que me livrer à l’effort constant qui serait nécessaire pour lui assurer un dénouement favorable. J’aime mieux braver le risque de gagner la maladie de mon prochain que m’imposer les sacrifices nécessaires pour le faire soigner. Chacun est juge de son intérêt. Je n’entends pas le mien comme vous entendez le vôtre. Faites à votre guise, mais laissez-moi faire à la mienne et souffrez que je demeure en paix dans mon égoïsme que j’estime, à tort ou à raison, plus intelligent que le vôtre. » Que pourrait répondre un solidariste à ce langage ? Rien, car la solidarité comme principe d’assistance obligatoire n’a ni base ni sanction, et ce qui n’a ni base ni sanction ne saurait s’imposer, pas plus en morale sociale qu’en morale philosophique.

Est-ce à dire qu’il faille repousser la solidarité et décourager les solidaristes, comme si leurs doctrines et leurs personnes ne pouvaient être d’aucune utilité dans l’accomplissement de cette grande tâche, que le XXe siècle semble vouloir entreprendre résolument, de soulager les misères sociales ? Telle n’est pas, il s’en faut, ma pensée, et voici pourquoi. Un très grand nombre de Français ont entrepris, le fait n’est pas niable, de vivre en dehors des antiques prescriptions de la doctrine et de la morale chrétiennes, et d’organiser une société nouvelle sur des bases différentes de celles qui avaient fait preuve cependant d’une certaine solidité. Si la solidarité peut et doit déterminer les Français dont je parle à pratiquer la charité à l’égal et à l’envi des chrétiens, il faut se garder de les en détourner, et faire au contraire bon accueil à ce nouveau contingent qui vient grossir le bataillon