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demeurent les esclaves du préjugé ! Oui ! Pourquoi ai-je quitté cette paisible petite ville d’Hyères, où ce pauvre cœur vieillissant s’était réchauffé et rajeuni ? Pourquoi ai-je quitté cette adorable enfant qui m’aimait, qui m’aime, que je vois toujours s’appuyant d’une main à cet arbre, quand j’ai voulu l’attirer à moi, et de l’autre laissant tomber la corbeille d’où roulaient ses roses ? Elle m’attend, elle m’appelle tout bas et elle désespère ! Pourquoi suis-je venu ici, souffrir et la faire souffrir, me martyriser dans cette existence de faux plaisirs, de fausses sympathies, de fausses haines, où j’ai tant traîné d’heures misérables ? Je pouvais la subir, cette existence, quand je me disais, dévoré du regret d’Antoinette : Qu’importe où et comment je vis, puisque je sais que je ne la retrouverai pas ?… Et je l’ai retrouvée. Elle est toute voisine de moi. Elle me veut. Elle m’aime. Et je sacrifie cette émotion divine qui m’est réservée auprès d’elle, à quoi ? Au plus vulgaire, au moins justifié des préjugés. Qu’est devenu ce courage de ma propre sensibilité dont j’avais fait, à vingt ans, ma religion, quand j’entrai dans le monde, bien décidé à jouir de mes joies, à souffrir de mes souffrances, à vouloir mes volontés, à vivre ma vie ? J’ai aimé, j’aime la mère, ah ! passionnément, profondément ! J’aime la fille. Je les aime toutes deux, l’une morte, l’autre vivante. Toute la vérité de mon cœur est là. Le reste est mensonge… Mais on n’aime pas la fille après avoir aimé la mère !… Et pourquoi ? Si je sens ainsi, je sens ainsi. Et la logique de ce sentiment, veut que j’aille jusqu’à son extrémité et que je piétine un scrupule qui n’a qu’un motif, — ah ! le lâche motif ! — l’idée de ce que l’on penserait de moi, si ce secret était connu. Et qui, on ? Ce troupeau d’âmes conventionnelles que je méprise d’un si entier mépris, ces femmes et ces hommes qui condamneront en paroles l’amant marié à la fille de sa maîtresse, et qui se rueront à ses fêtes, s’il est très riche. On ? Qui encore ? Ces âmes froides qui s’épouvantent de la passion, qui redoutent sa brûlure, sa fièvre, sa frénésie. Mais cette brûlure, cette fièvre, cette frénésie, c’est tout ce que j’ai désiré et regretté, — et j’hésite encore !

Si j’avais connu et aimé Antoinette toute jeune, à l’âge qu’Éveline a aujourd’hui, que nous eussions été séparés dix ans, et que je la retrouvasse maintenant, à l’âge qu’elle avait dans les enivrantes après-midi de l’avenue de Saxe, aurais-je du remords d’aller à elle ? Ne m’agenouillerais-je pas devant elle, avec extase, pour lui prendre les mains, comme je faisais, mettre ma tête sur