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sister à ce sortilège, auquel les conditions de l’existence d’ici ne se prêtaient que trop complaisamment ? Dans cette petite société très étroite et très fermée qui n’a pas l’incohérence cosmopolite de Cannes et de Nice, tout le monde se connaît. Les gens sont sans cesse les uns chez les autres. Depuis ma présentation à Éveline, chez les Vertaubanne, il ne s’est guère passé de jour où je ne l’aie rencontrée, guère de jour non plus où je ne sois tombé dans cette espèce d’inexprimable état de demi-vision où elle m’a jeté dès la première minute… Elle était là, elle marchait, elle riait, elle causait. C’était bien elle que je voyais d’abord. Puis, lentement, irrésistiblement, une autre figure se superposait à la sienne, flottante, incertaine, enfin précise. Éveline faisait un des gestes familiers à l’autre, le plus simple geste, celui, par exemple, d’accepter des fleurs dans un jardin, et les années s’abolissaient, l’endroit s’évanouissait. Ce n’était plus Éveline, c’était Antoinette, telle que je l’abordais dans un de nos rendez-vous hors de Paris, — nous en avons eu de si doux ! — et je lui offrais des violettes qu’elle respirait avec le même abaissement de ses paupières sur ses yeux, le même frémissement de ses minces narines, et la blancheur de ses dents apparaissait ainsi, sous sa lèvre supérieure, abaissée aux coins de même, — exactement de même !… Comment aurais-je pu me rendre compte de ce qui se passait chez la jeune fille dans des instans pareils ? Cette sensation du déjà vu, du déjà entendu m’envahissait à la manière d’un de ces songes de morphine, où les choses présentes sont comme des choses passées, les choses rapprochées comme des choses lointaines. Avec un caractère moins renfermé que celui de Mlle  Duvernay, cette recherche d’une autre personne à travers sa personne eût été sans doute impossible. Mais Éveline est une silencieuse, comme sa mère, une surveillée, une concentrée qui sent en dedans, qui ne s’étale pas, qui ne s’affirme pas. Voilà pourquoi je n’ai pas su lire dans ses yeux l’intérêt que j’y éveillais. Je n’ai pas compris ce que cette ressemblance avec Antoinette aurait pourtant dû me faire au moins redouter : c’est la même femme avec la même sensibilité. Je suis resté, moi, par tant de traits de ma nature, le même homme que j’étais lorsque j’ai connu la mère. Il était donc presque inévitable que les mêmes causes produisissent les mêmes effets. Les manières d’être qui se constituent dans mon arrière-fond le plus intime risquaient de jouer sur elle comme elles ont joué sur l’autre. Je n’ai pas même entrevu cette