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le hasard nous remettait de nouveau en présence, que le désaccord entre mon exaltation imaginative et sa personne réelle ne me desséchât subitement. Mais cette femme était Antoinette, toute la bonté, comme elle était toute la beauté, toute l’intelligence, comme elle était toute la grâce. L’homme qu’il y avait derrière ces lettres d’enfant, elle le comprit. L’appel désespéré de ma jeunesse vers la passion, elle l’entendit. Cet amour imaginatif, elle n’eut qu’à vouloir, pour en faire la plus vraie, la plus brûlante des tendresses…

Quels souvenirs ! Je viens de m’arrêter dans cette évocation. Toute cette entrée dans mon paradis se présentait à moi avec trop de force. J’en revivais avec trop de fièvre tous les épisodes : et ma seconde visite chez la bonne Mme  Saulnier, où j’apprenais que Mme  Duvernay aussi était revenue, — et je devinais trop que c’était pour savoir quelque chose sur moi, — et mes stations à l’angle de sa rue pour la regarder sortir ! Je n’avais plus le courage de me présenter chez elle maintenant. Je me revoyais au moment où je n’espérais plus approcher jamais d’elle, recevant sa première réponse, et notre premier rendez-vous et ceux qui le suivirent, presque tous dans ce lointain Jardin des Plantes, où nous nous sommes tant promenés, et le reste, et l’asile de l’avenue de Saxe, et le doux roman caché de nos tendresses. J’entendais sa voix, me dictant cette volonté d’absolue séparation entre notre vie d’amour et sa vie de veuve et de mère, — volonté romanesque et folle en apparence, comme mes lettres, comme la divination que nous avions eue, sans nous connaître, elle de moi et moi d’elle, — volonté si sage et qui a fait de cet amour ce chef-d’œuvre d’émotion partagée qu’elle avait rêvé ! Elle disait :

— Quand on s’aime, il faut vivre ensemble tout à fait, ou pas du tout… Promets-moi que tu n’essayeras jamais de changer ce qui est, que tu ne voudras pas venir chez moi, te mêler à mon autre vie. Nous y perdrions notre bonheur. Je ne prends rien à ma fille en t’aimant, je ne te prends rien en l’aimant, parce que, ne vous connaissant pas l’un l’autre, vous ne pouvez être jaloux, ni elle de toi, ni toi d’elle… Appelle-moi, j’apparaîtrai toujours. Quand tu ne voudras plus, tu ne m’appelleras plus… Je veux que tu ailles, que tu viennes, que notre cher secret te suive, et qu’il ne te représente pas un devoir, pas un ennui, rien que de la douceur et de l’extase. C’est comme un palais magique que tu aurais