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LE FANTÔME.

sards qui vous donnent, lorsqu’on s’en souvient, une sensation de destinée, — ne m’avait pas fait monter, par ce jour de mars 1882 dont je vois encore l’azur clair, chez cette vieille Mme  Saulnier, l’amie de ma famille, à qui je rendais visite une fois l’an. Mme  Duvernay, qui la connaissait, y venait à peu près autant. Elle y était ce jour-là… Je la vis, avec cette beauté si à elle, comme pétrie de grâce et d’amertume, avec ce regard si caressant et si surveillé, cette bouche ourlée pour l’amour et si réservée, cette délicatesse nerveuse de ses mains, de ses pieds, de tout son être, et je compris que, si je devais l’éprouver enfin, cette émotion sacrée, dont j’avais tant rêvé, et que j’avais poursuivie vainement déjà à travers bien des aventures, ce serait pour cette femme. J’avais eu des maîtresses et je n’avais pas aimé. Dès cette première heure, je crus deviner, à l’expression si particulière de ses yeux, qu’elle n’avait pas été heureuse. Cela voulait dire pour moi que jusqu’ici elle non plus n’avait pas aimé ! Et, comme si nos désirs vraiment profonds avaient à leur service un don infaillible et mystérieux de double vue, dès cette première heure, j’étais sûr que, si j’arrivais à me faire connaître d’elle, elle m’aimerait. Me faire connaître d’elle ? Mais comment ? Il fallait avoir les vingt-quatre ans que j’avais alors pour concevoir la déraisonnable, l’incroyable démarche que je hasardai au lendemain de cette rencontre ; il fallait être égaré par cette passion de la passion qui me donnait un tremblement intérieur, toujours plus fiévreux à chaque nouvelle déception, lorsque je pensais que j’étais dans la fleur de ma jeunesse, que cette jeunesse allait passer et que je n’avais pas vraiment aimé, que je risquais de n’aimer jamais, si je laissais s’en aller la femme que je devais aimer, le jour où elle se trouverait sur mon chemin ! Ce qui était naturel, ce qui était simple, c’était qu’après cette présentation à Mme  Duvernay, j’essayasse d’aller chez elle, d’y être reçu, de lui plaire, de me faire accepter dans son milieu, de la courtiser enfin. Au lieu de cela, de quel expédient m’avisai-je ? Je lui écrivis, et quelle lettre !… Comme de juste elle ne me répondit pas… J’osai lui écrire une seconde lettre, une troisième, une quatrième, d’autres encore. Ce n’était pas seulement la quasi-certitude d’être à jamais condamné par elle. C’était risquer, une fois de plus, de voir avorter le sentiment que cette rencontre avait commencé d’éveiller en moi. En surexcitant mon cœur à vide, dans ces pages écrites à une femme dont je ne savais pour ainsi dire rien, je courais le danger, si