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perdue ? Étais-je, tout simplement, un enfant de la fin du siècle, venu dans un moment de grande détresse publique, où aucun souffle de vaste enthousiasme ne courait dans l’air, où aucune terre promise n’apparaissait à l’horizon ? Qu’importent les causes ? Il est certain qu’aussitôt que j’ai commencé de me connaître, je n’ai jamais conçu qu’un bonheur, nourri qu’une ambition, poursuivi qu’un idéal : aimer et être aimé !… Aimer, être aimé ! Me les suis-je assez répété entre ma quinzième et ma vingtième année, ces trois mots ! Y ai-je assez fait tenir un infini d’extase, et une terreur infinie de ne pas l’atteindre ! Me les suis-je assez enfoncés au vif de mes sensibilités, pour y redoubler le malaise secret qu’ils y ont éveillé ! Ai-je assez désiré sentir ! Ai-je assez été un passionné de la passion, un amoureux de l’amour, ne voyant de prix à la vie que là, mettant au-dessus de tous les succès de carrière, de toutes les ambitions et de tous les devoirs ce que j’appelais, à cette époque, ce que j’appellerais encore : l’émotion sacrée.

C’est toute la ferveur sentimentale de cette jeunesse que j’apportais à Antoinette. Pourrais-je encore la retrouver en moi aujourd’hui ? Non. Pas plus que l’espèce d’audace intérieure, de décision presque désespérée que m’avaient données de précoces désenchantemens. Les années qui s’étaient écoulées entre ma sortie du lycée et cette rencontre avec elle avaient été dépensées en si vaines, en si stériles expériences ! Je le comprends aujourd’hui, et un obscur instinct m’en avertissait dès lors, cette passion de la passion, cet amour de l’amour, sont une des pires conditions pour arriver à la vraie passion et au véritable amour. Il y a, dans le jeune homme qui aime à aimer, une précipitation à sentir qui le fait s’attacher à la première femme venue, pour peu qu’elle soit un peu semblable de visage au modèle idéal qu’il porte en soi. Il s’efforce d’éprouver à cette occasion ces sentimens dont le désir et comme le dessin anticipé flottent en lui. Il n’aime pas cette femme, il essaye de l’aimer. Un instant arrive, et qui ne tarde guère, où ce mensonge volontaire se dissipe, et où l’amoureux de l’amour s’aperçoit qu’il n’a pas aimé. Il recommence ailleurs, pour éprouver de nouveau la même désillusion, et, souvent, courir ainsi, de mirage en mirage, jusqu’au moment où il est trop tard !… Ah ! que cette misérable poursuite de l’émotion jamais atteinte a bien failli être mon histoire ; comme elle l’était ! Et qui sait ce qui serait advenu de moi, si le hasard — un de ces ha-