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LE FANTÔME.

qu’une semaine à vivre, et, comme si elle eût deviné sa fin toute proche, elle disait, je l’entends encore :

— Mon rêve, vois-tu, ce serait de m’en aller ainsi, à cette heure, le jour où tu m’aurais le plus aimée, et pour toujours. Je n’ai plus longtemps à être jolie. Je voudrais disparaître avant ma première ride, avant ta première lassitude… Je serais certaine, bien certaine alors, de te laisser de moi un souvenir unique, une trace sur ton cœur que rien ne pourrait plus effacer… Tu auras d’autres amours, — ne dis pas non ! — tu te marieras peut-être. Je ne peux pas lutter contre ta vie. Je t’ai connu trop tard, et, quand je t’aurais connu plus tôt, j’étais ton aînée. Je ne devais pas t’épouser… Mais je veux t’avoir tant aimé, si profondément, si tendrement, que ta pauvre Ante ait toujours son coin de regret dans ton cœur… Je l’aurais, si tu me perdais maintenant… Ah ! laisse-moi poser ma tête sur ce cœur ! Je n’ai été heureuse que là…

Et elle m’avait attiré vers elle. Je m’étais mis à genoux, sa tête appuyée contre ma poitrine. Nous nous taisions. La nuit finissait de tout noyer d’ombre autour de nous. La grande fenêtre pâle laissait arriver le bruit de la vie, si lointain, si sourd. Je respirais le parfum qui montait de sa chevelure, et une contagion d’amour émanait d’elle qui s’insinuait jusqu’au plus intime de mon être… doux fantôme ! c’est trop vrai que tu m’as trop bien aimé, trop vrai que tu m’as marqué le cœur de la trace qui ne peut plus s’effacer, trop vrai qu’entre ce cœur et les femmes que j’ai essayé d’aimer après toi, toujours ton image est venue se glisser, pour me rappeler qu’elles n’étaient pas toi, que je ne les aimais pas comme tu m’avais fait t’aimer… La preuve en est que, chaque année, à l’approche de ce fatal 4 décembre, ces souvenirs, qui devraient s’être apaisés, recommencent d’obséder ma mémoire. Un rien les réveille, une comparaison aussi puérile que celle qui m’a, ce soir, représenté de nouveau, avec tant de force la « pauvre Ante » assise au coin du feu, par la fin de l’après-midi, et parlant, comme elle parlait : il m’a suffi de me trouver à cinq heures en visite chez la jeune comtesse Osinine, qui me plaisait pourtant beaucoup, et qu’à une seconde, elle se levât, pour sonner, en disant : « Il n’y a pas de moment que je déteste plus que celui-ci, entre chien et loup… » Oui, elle me plaisait, avec le velours de ses beaux yeux noirs dans son teint de camélia, ses mutineries et ses coquetteries. Je crois aussi que