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ils aspirent. La démocratie, dont on va si loin chercher la définition, n’est peut-être pas autre chose. Il était naturel que l’Amérique, où l’on peut dire que, grâce à l’existence d’un domaine public, une grande quantité de ces biens est encore sans maître, fût la terre bénie de la démocratie. « Le domaine public, a écrit Henry Georges, a été le grand fait qui depuis le jour où les premiers colons débarquèrent sur les côtes de l’Atlantique, a formé notre caractère national et coloré notre pensée nationale… En Amérique, l’individu, quelle que soit sa condition, a toujours le sentiment que le domaine public est derrière lui, — j’aimerais mieux qu’il eût dit : « en avant de lui ; » — et la connaissance de ce fait, agissant et réagissant, a pénétré notre vie sociale tout entière, lui donnant l’indépendance et la générosité, l’élasticité et l’ambition. » Ce domaine public, les colons anglais ou d’origine anglaise ont longtemps cru qu’il leur était réservé. Depuis tantôt cinquante ans, l’émigration irlandaise ou allemande est en train de se l’approprier. Le souci constant de la démocratie américaine a été de faciliter, de favoriser cette appropriation, et avec « lie et du même coup la réalisation de son idéal égalitaire.

Quand et comment le réalisera-t-elle ? A quel prix ? Ce que nous pouvons dire, c’est qu’elle ne le réalisera pleinement qu’à la condition d’effacer autant que possible, en chacun des 80 millions de citoyens de l’Union, l’empreinte originelle ou le caractère ethnique. Et on le regrettera, si l’on le veut ! Je le regretterai moi-même, si l’on y tient, comme je regrette la disparition de la couleur locale : le mezzaro des femmes de Gênes ou les larges braies que nos paysans bretons portaient déjà du temps de Jules César. Mais peut-être que les paysans bretons ou les femmes de Gênes n’ont pas été créés et mis au monde pour fournir des sujets de tableaux à nos peintres ou des motifs de distraction et d’intérêt aux touristes. Il y a de ces grands courans à la force, à l’ampleur, à la rapidité desquels il serait vain et presque ridicule de vouloir s’opposer ; et on ne les gouverne qu’en gouvernant dans leur sens. Pour des raisons politiques, les « nations » ont, de nos jours, une tendance à se replier ou à se concentrer en elles-mêmes, et cela est excellent quand elles se concentrent à leurs foyers ou qu’elles se replient sur leur centre. Il faut les y encourager ! Mais les races, qui ne sont point du tout les nations, ont au contraire, comme aussi bien depuis un temps immémorial, une tendance à se fondre dans ces organismes complexes qu’on appelle des