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fut la fin. Les Irlandais, race militaire, — dont on a pu dire que la principale fonction, dans l’Union britannique, était de gagner les victoires anglaises, — s’enrôlèrent et moururent en foule. Il était difficile de contester à un peuple dont les fils, en si grand nombre, étaient morts pour maintenir l’Union, le droit d’en faire lui-même partie… Et l’immigration irlandaise, nous l’avons dit, continua, plus abondante, à flots plus pressés que jamais.

Or, et quoi qu’il en puisse être de son long et assez obscur passé, l’Irlandais, lui, n’est point un aristocrate. Il le serait autant qu’un autre, peut-être, si les circonstances l’eussent voulu ! Mais elles ne l’ont pas voulu, et les Anglais se sont chargés de les aider à ne le point vouloir. Je ne fais point ici de grandes phrases. Mon objet n’est pas plus de faire l’apologie de l’Irlandais que je ne crois avoir fait tout à l’heure la satire de l’Anglais. Je dis seulement que, si quelque politique dans l’histoire a eu pour objet, ou du moins pour effet, d’inoculer à toute une race la haine de tout ce que représente le mot d’aristocratie, c’est la politique de l’Angleterre à l’égard de l’Irlande. M. Edmond de Nevers cite ce mot d’un ancien fermier irlandais, devenu Américain et riche : « Vous ne sauriez croire, lui disait-il à lui-même, quelle volupté j’éprouve en wagon à étaler mes pieds sous le nez d’un gentleman qui l’a peut-être toujours été. » Et, certes, ce sentiment ne fait pas honneur à l’ancien fermier irlandais ! En fait-il davantage aux « landlords » qui l’avaient obligé d’émigrer ? C’est une question que je n’examine point. Je constate. Etant données les conditions de l’immigration irlandaise, il y a des chances pour que de pareils sentimens aient été ceux des Irlandais qui, cinquante ans durant, ont débarqué par centaines de mille sur le sol américain. Devenus citoyens de l’Union, leur politique instinctive, presque inconsciente, n’a pu manquer de travailler à détruire tout ce qu’ils trouvaient de traces d’inégalité dans la structure de la société américaine. Le suffrage universel leur en a fourni les moyens. Ils ont dégagé de l’idée démocratique ce qui en fait proprement l’essence, et qui ne consiste point du tout, comme on l’a dit, dans la haine des supériorités, mais uniquement à empêcher que ces supériorités, de quelque nature qu’elles soient, deviennent jamais héréditaires. Il est « démocratique » que l’inventeur des Pullman’s cars devienne plusieurs fois millionnaire et le dernier des humains ne voit pas de difficultés à ce qu’il y ait des millionnaires, s’il aperçoit, ne fût-ce qu’une chance de le