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population. Il doit y en avoir presque autant à Chicago. Que dirait là-dessus ce gouverneur de Pensylvanie qui écrivait en 1729 : « Il est clair que les groupes d’émigrans qui arrivent d’Allemagne auront bientôt créé ici un État allemand ; il est temps que le Parlement intervienne ? » Le Parlement (d’Angleterre) n’intervint point. Mais on fit durement sentir aux Allemands combien un Anglo-Saxon l’emportait sur eux « par droit de naissance ; » et leur condition générale, jusqu’en 1860, ne semble pas avoir été beaucoup meilleure aux États-Unis que celle des Irlandais. Les Allemands d’aujourd’hui ne sont plus la même sorte d’Allemands. Leurs victoires de 1870-1871 en ont fait en Amérique les représentans d’un grand peuple. On ne partage point du tout sur eux, à New York ou à Chicago, l’opinion de ce fonctionnaire anglais qui, dans ses rêves d’expansion britannique, voyait l’Allemagne bientôt réduite à une quantité négligeable. Les Américains ont des raisons de savoir qu’il n’y a point de ville de l’Ouest même, dont le développement ait été plus rapide que celui de Hambourg. Ce qu’ils voient de plus rapide encore, c’est la transformation de la physionomie même de leurs villes sous l’influence allemande. Et, comme on sait enfin que, bien loin de s’en désintéresser, il n’y a rien que l’Empereur allemand suive d’un œil plus complaisant que cette formation d’un centre de culture allemand dans l’Ouest américain, tout cela, se joignant ensemble et s’ajoutant en quelque sorte au chiffre brut de l’immigration pour en former le coefficient, donne à ce chiffre une valeur politique singulière. Il serait surprenant que l’âme américaine n’en eût pas été profondément modifiée.

Elle n’a pas dû l’être moins profondément par l’apport de l’immigration irlandaise. « La tyrannie et l’injustice ont peuplé l’Amérique d’hommes nourris dans la souffrance et dans l’adversité. L’histoire de notre colonisation, c’est l’histoire des crimes de l’Europe : the history of our colonisation is the history of the crimes of Europe ; » ces paroles de l’historien Bancroft ne sont vraies d’aucune puissance de l’Europe autant ou plus que de l’Angleterre ; et, quand on voit aujourd’hui les Anglais s’enorgueillir des progrès de la civilisation américaine comme d’un prolongement ou d’un épanouissement de la leur, on ne peut s’empêcher d’admirer la manière dont ils ont l’esprit fait. Car ils sont sincères, n’en doutons pas ! Ils ont oublié, parfaitement oublié que, dans l’histoire de l’Europe moderne, rien ne s’est vu