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chante, la syllabe qu’on entend fasse deviner celle qu’on n’entend pas ; que, dans une phrase, quelques mots qu’on a ouïs fassent suppléer à ceux qui ont échappé à l’oreille, et enfin, qu’une partie du discours suffise seulement pour le faire comprendre tout entier. Or, cela ne se peut faire à moins que les paroles, les expressions et les pensées ne soient fort naturelles, fort connues et fort usitées.[1]. »

Un auteur anonyme, après la mort de Lully, va plus loin et sacrifie délibérément la musique à la parole : « Quant au poète, écrit-il, il est le véritable auteur d’un opéra ; il est le nœud qui rassemble toutes ces parties et l’âme qui les fait mouvoir : l’invention du sujet produit toutes ces beautés différentes, selon qu’elle est plus ou moins fertile ; les événemens qu’elle fait naître les attirent à leur suite par une heureuse nécessité, et, si la musique a de l’élévation et de la grandeur, si elle exprime pathétiquement les mouvemens des passions, elle en a la principale obligation à l’énergie des vers qui la conduisent par la main. A la vérité, la poésie reçoit quelques agrémens de la musique par un secours mutuel ; mais il ne s’ensuit pas qu’elle lui doive être préférée ; de la même manière qu’il est vrai de dire qu’une belle personne reçoit quelque avantage de la manière galante dont elle est coiffée ; on serait pourtant ridicule de préférer une jolie coiffure à un beau visage[2]. »

L’auteur exagère. Sa comparaison, en ce qui touche la musique, fût-ce la musique d’alors, est insuffisante, pour ne pas dire injurieuse. L’art de Lully n’est pas seulement la suite, mais bien, comme dit M. Rolland, « l’épanouissement » de l’art des premiers Florentins. Harmonie, sonorités, mélodie, la musique, en soixante ans, a développé tous ses élémens. Elle est maintenant au drame lyrique beaucoup plus que la coiffure au visage. La mélodie surtout se constitue et s’organise. Elle existe désormais, définie et séparable. On peut détacher çà et là de l’opéra de Lully des passages lyriques, des « airs, » où s’exprime, où se développe un sentiment, en des formes qui se répètent et se répondent. C’est un « air » sublime que le chant de Caron, dans la scène infernale d’Alceste : Il faut passer tôt ou tard, Il faut passer dans ma barque. Dans Alceste aussi : Le héros que j’attends ; Bois épais, redouble ton ombre, d’Amadis ; Revenez, amours ! de Thésée, et surtout le

  1. Vie de Quinault, en tête de ses Œuvres.
  2. Ibid.