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il y a celle dont bénéficient leurs idées, et c’est précisément quelquefois le triomphe de ces idées, leur adoption par la masse du public qui fait tomber dans l’oubli les hommes et les œuvres à qui elles sont dues. Comme l’abeille meurt sur la blessure qu’elle a faite, la notoriété de l’œuvre et de l’auteur disparaît alors dans le succès de la cause qu’ils ont rendue victorieuse. Les écrits des défenseurs de Marie de Médicis et de Gaston d’Orléans auraient-ils obtenu cette immortalité anonyme ? Ont-ils formé l’opinion que la postérité se fait de Richelieu, y sont-ils entrés du moins pour quelque chose ?… Mais d’abord quelle part faut-il leur faire dans celle des contemporains ?

Ce n’est, en tout cas, ni une large publicité, ni la curiosité et l’empressement du public qui leur ont manqué pour exercer de leur temps une grande influence. Ecrits à la main ou imprimés, le plus souvent à Nancy et à Bruxelles, ils étaient placardés ou jetés par paquets, la nuit, dans les rues et les maisons. Certains libraires-imprimeurs se hasardaient même à en vendre. Leurs propagateurs se faisaient un jeu de braver l’autorité jusque chez elle : le garde des sceaux en trouvait parmi ses papiers, et les passans s’attroupaient pour lire sur la porte du Louvre un distique infâme contre l’honneur du roi et pour regarder sur les murs de l’Hôtel de Ville un tableau représentant Louis XIII et le cardinal dans une posture digne de l’Arétin[1].

Le lieutenant civil ne négligeait rien pour empêcher cette publicité : perquisitions chez les libraires, interdiction du colportage à d’autres qu’aux colporteurs du Châtelet et du Palais, agens secrets d’information, emprisonnement, condamnation au l’eu des exemplaires saisis[2]. Les pénalités allaient parfois jusqu’aux galères et à la mort. C’est ainsi que Claude du Venant et Jean Gallard furent condamnés par la chambre de l’Arsenal, le premier à avoir la tête tranchée, le second aux galères à perpétuité, pour avoir semé et affiché des libelles qu’ils avaient apportés de Bruxelles[3]. Mais ni la vigilance de la police ni les sévérités de la justice ne pouvaient avoir raison du zèle des distributeurs, de la cupidité des libraires et de la curiosité du public.

  1. Mémoires inédits de Claude Courtin, Bibl. de l’Arsenal, ms. 4661, fol. 268.
  2. Le lieutenant civil Moreau à Richelieu, 22 et 28 mai 1631. Archives des Affaires étrangères, France, 798, fol. 266, et Avenel, t. IV, p. 167. 22 juin 1632, France, fol. 322. Journal ms. d’Hautin à la Bibl. Méjanes à la date du 23 février 1632.
  3. Moreau à Richelieu, 4 août 1632, Gazette de France, 6 août 1632. Mémoires de Richelieu, t. II, p. 408.