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taisait ? C’était justement cette ressemblance avec cette mère qui avait aussitôt rempli d’imaginations noires l’ancien confident des tristesses du ménage d’Antoinette. Vainement les avait-il combattues, ces imaginations, en faisant lui-même, prudemment, parmi ses connaissances, une enquête sur cet Étienne Malclerc, inconnu de lui la veille, et qui se trouvait devenir soudain un des acteurs de ce qui était toujours le drame de sa vie. Il n’avait rien appris qui contredît les assez banales indications recueillies par la tante. Il ne paraissait pas qu’il y eût jamais rien eu de saillant dans l’existence de Malclerc, qui avait été celle de presque tous les jeunes gens de sa classe, par ce triste temps de décadence nationale où la scission de la France en deux camps fait que tant de garçons riches ne prennent pas de carrière, pour ne pas servir un indigne gouvernement et restent à l’état de forces perdues. Celui-ci avait été d’abord élevé en province. Il avait terminé ses études à Paris, et, au sortir de son service militaire, fait bourgeoisement son droit. Devenu très jeune maître de sa fortune, — il avait perdu son père à vingt-deux ans, — il avait vécu entre Paris, où il avait toujours gardé un appartement, des séjours à la campagne auprès de sa sœur mariée et de sa mère, qui continuaient d’habiter leur terre aux environs de Dôle, et d’assez grands voyages, dont un, autour du monde, avait duré quinze mois. Somme toute, il avait passé plutôt inaperçu dans les milieux qu’il avait fréquentés, par exemple dans les deux cercles parisiens dont il était membre. Mais d’Andiguier le savait trop par sa propre expérience : on peut ne ressembler en aucune manière, par les côtés les plus profonds de sa vie intime, à l’idée que l’on donne de soi. Dire effacement, c’est dire souvent insignifiance, c’est dire quelquefois discrétion et supériorité. Il avait donc attendu avec une impatience extraordinaire l’occasion d’étudier, par lui-même, l’homme d’où allait dépendre tout le bonheur et tout le malheur d’Éveline. Il avait vu, à cette première rencontre, un garçon mince, de tournure plus jeune encore que son âge, avec une physionomie pour lui très frappante, car elle lui avait rappelé, par quelques traits, un type essentiellement florentin, qui se retrouve dans tant de fresques de ses maîtres préférés. De ces personnages maigres et nerveux, avec une espèce d’arrogance fine et presque de brutalité délicate. Malclerc avait la silhouette et un peu le masque, — le visage plutôt long, le nez droit et court, le menton avancé et carré, et une bouche qui