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entre ce père et cette mère, si différens d’elle, et à qui elle ne pouvait pas se montrer, — habituée à toujours chercher son point d’appui en elle-même, et par suite capable, sous ses dehors de raison, des plus inattendus partis pris et des plus romanesques, — car toute solitude confine à l’exaltation et aucun être au monde n’est plus solitaire qu’une jeune fille silencieuse et concentrée ; — avec cela belle de cette beauté trop fine, presque fragile, attendrissante, qui appelle la protection, et dont le charme chez elle se doublait d’un charme d’énigme, à cause des portions inconnues de son caractère : telle Antoinette de Montéran s’était révélée à Philippe durant ce séjour à la Villa d’Este, telle Mme  Duvernay était restée jusqu’à la fin durant les onze années écoulées entre cette première rencontre et l’accident qui lui avait coûté la vie. Et l’intérêt passionné qui avait envahi Philippe durant cette semaine avec une énergie si subite, si incontrôlable, était, lui aussi, demeuré le même, durant ces onze années. À quarante ans, lorsqu’un homme est resté chaste, comme celui-ci, dans ses actes et dans son imagination, qu’il s’est ennobli, comme celui-ci encore, par un quotidien sacrifice à quelque haute idée : devoir de famille ou foi religieuse, culte de la science ou de l’art, sa sensibilité conserve une fraîcheur et une force qui le rendent capable de certaines émotions très rares dont le scepticisme vulgaire sourit, et qui sont en effet dans l’ordre sentimental ce que sont les chefs-d’œuvre dans l’ordre littéraire, exceptionnelles, et pourtant incontestables. De ce nombre est cette sorte de tendresse entièrement, chevaleresquement désintéressée, cet amour platonique, à qui le même scepticisme a donné un brevet de chimère en le baptisant du nom d’un philosophe. Il tient pourtant à des fibres si intimes de la nature humaine que c’est le premier rêve du cœur à son éveil, et c’est aussi le dernier rêve du cœur à son couchant, lorsque ce cœur est resté ardent et délicat, et qu’il se sent pris trop tard d’une passion dont il sait qu’elle ne sera jamais partagée, pour une créature toute jeune, toute pure et dont il lui semble que seulement la désirer serait la profaner. C’est alors, et dans cet automne de la vie, si riche à la fois, comme l’autre automne, celui de l’année, en aspects sévères et en reflets enflammés, que se révèle la beauté du sentiment sans retour égoïste, de la passion qui se donne pour se donner, sans rien demander en échange, de cette idolâtrie dévouée qui est, à sa manière, une possession, toute spirituelle, mais si pénétrante. Se faire, des