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connaissait Montéran de longue date, et, sans l’avoir jamais fréquenté hors du service, il savait, par les racontars de leurs communs collègues, ses habitudes de vie chère, de dissipation et de jeu. C’était de quoi le mettre sur la piste de la vérité, et plus encore les discours que lui tint ce père inconscient, quand, après le dîner, celui-ci prit le bras de son ancien camarade du quai d’Orsay et commença de célébrer les louanges de son futur gendre. Les deux hommes allaient et venaient sur la terrasse du bord du lac. En relevant la tête, Philippe pouvait voir la fenêtre de la chambre où la fille de son interlocuteur sanglotait, une heure et demie auparavant. En se retournant, il pouvait la voir elle-même, qui, assise, enveloppée d’un châle blanc, regardait, entre sa mère et son fiancé, la vaste nappe de l’eau palpiter doucement sous les étoiles, et il écoutait son compagnon parler :

— Oui, mon cher d’Andiguier, disait Montéran, je suis bien, bien heureux de ce mariage ! On ne s’enrichit pas dans notre carrière, comme vous savez ; moi du moins. Vous, vous étiez vraiment riche d’abord, et vous avez vécu comme un sage. Vous n’avez jamais eu de vices, ni de ces vertus qui coûtent plus cher que les vices : une maison à tenir, une femme et une fille à mener dans le monde. Il y a bien vos bibelots, je sais… C’est un placement à 100 pour 100, cela, quand on s’y connaît comme vous… Et puis, moi, je n’ai pas eu de chance. Vous savez comme j’aimais l’Empire ? Quand, au mois de juillet, je les ai vus déclarer la guerre, j’ai cru qu’ils étaient prêts. J’ai joué sur la victoire… Cette croyance-là m’a coûté cher, très cher, comme à beaucoup de gens, d’ailleurs, pas à tous… Tenez, les Duvernay, Albert et son père, ont doublé leur fortune, qui était déjà énorme. Ils ont de grandes fabriques de drap dans le Nord. Vous n’avez pas idée de ce qu’ils ont gagné en fournitures, ni de ce qu’ils gagnent chaque jour. C’est leur maison qui va rhabiller toute l’armée… Antoinette aura une position magnifique. Avec cela, un mari qui est fou d’elle et qui fera tout ce qu’elle voudra. Ah ! elle le mérite. Ce n’est pas parce que c’est ma fille, mais c’est un ange sur la terre, que cette enfant… Son bonheur est assuré. Ma pauvre femme et moi, nous vieillirons tranquillisés du moins sur son avenir, avec ce qui nous reste. Peut-être aussi, maintenant que je n’ai plus la Cour des comptes, m’occuperai-je à aider mon gendre… Une énorme affaire, comme la sienne, avec les marches qu’ils ont à passer, c’est une véritable administra-