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franc-maçonnerie tacite de coutumes identiques et immortelles.

A perte de regard, d’ailleurs, la vallée s’étoffe d’un vert riche de cultures. La vigueur, la belle liberté drue des cafétals s’épanouissent derrière les grilles salies du bord de la route où les rameaux jaunis des cocotiers, effilés en longues plumes de paon, traînent parmi les traces de pluies sur le linteau de plâtre noir, où les feuilles de bananiers risquées à travers les claires-voies figurent des bras tragiques tendus dans une menace ou une prière vers la charité du passant.

Enfin, tandis que notre gai peloton fait claquer ses fers sur les galets du bourg, — en traversant la petite place endormie où semble veiller seul aujourd’hui un reflet de mélancolique légende, — moi, je songe à la tête sanglante qui y fut exposée un jour : celle de cet Antonio Galan dont les armes osèrent s’opposer à la tyrannie de Florez ; du premier révolutionnaire et du premier patriote que la Colombie ait eus. Déjà elle reprend ses droits, la lugubre superposition des paysages de l’histoire à ceux de la nature. Dans ce carrefour unique d’ambitions que, grâce à sa situation géographique de porte des Andes, fut la Nouvelle-Grenade, à la fois burg, où s’entassait le fruit des rapines et quartier retranché, d’où s’élancèrent sur l’Amérique la plupart des aventuriers de la conquête ; sur ce sol où passèrent tour à tour, morion en tête et croisée au flanc, conduits par leur flair de faucons vers des proies différentes, Quesada et Fredermann, Badillo et César, Almagro et Belalcazar, Robledo et Heredia, Balboa et Pizarre, maintes fois sans doute j’aurai l’occasion d’écouter cette muette éloquence du sol, de me rappeler qu’il n’est peut-être pas un pouce de notre planète qui n’ait reçu sa libation de sang…

Il fait un soir de paix adorable quand se profile, en haut, sur la droite, le campement du Vergel.

Des aires de la zone torride, des terres chaudes, tierras calientes, nous avons conquis des sommités plus vivifiantes. Sur une sorte de rose bruyère, couchée à nos pieds et qui est bien celle des Cévennes ou des Pyrénées, circulent les fraîcheurs pénétrantes, les véritables haleines d’une fin de mars. Le soleil tout jaune de cinq heures paraît nous indiquer, de ses rayons digités, le versant même où nous sommes étendus ; il fuit cependant devant les coulées d’ombre violette qui, après avoir rampé jusqu’au bas de la pente orientale quittée tout à l’heure, galopent maintenant après lui.