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cette contrée, pour une nouvelle vallée creusée à perte de vue du nord au sud, se relevant dans l’horizon d’en face en une deuxième barrière de dentelures vertigineuses ; et une pente effroyable, une pente crépusculaire remontant du fond de ce gouffre vers cette région des aigles. Exactement ainsi, j’occupe la coupante nervure d’une chaîne médiane dressée au-dessus de ces parallèles abîmes ; tandis qu’eux-mêmes, aussi violâtres l’un que l’autre, sinon aussi gigantesques offrent une parité singulière, entre le val gigantesque du haut Magdaléna et le creux charmant dans lequel à présent nous sourit la petite ville de Guaduas.

Alors aussi, malgré tout, il y a un sentiment d’imperceptible lassitude à se sentir seulement là, sur ce premier échelon des Andes, à n’avoir tant gravi que pour redescendre, à retrouver en face de soi une nouvelle marche plus olympienne encore, plus farouchement verticale que celle-ci et où pourtant nous coucherons ce soir, sur la terre froide. Dans notre journée nous aurons donc franchi deux de ces bourrelets de la terre et il en restera un troisième avant d’arriver à Bogota.

Et la file indienne reprend, trébuchante cette fois, boiteuse parmi les pierres et les glissades du raidillon défoncé, — avec de grands dévalemens de pauvres mules assises sur leur derrière et qui font toucher le sol aux étriers des caballeros ; — avec de grandes foulées doubles sur des tapis de savanes pauvres — avec des froissemens de feuillages, jolies frondaisons de bambous frissonnant comme les élytres de toutes petites sauterelles, — avec des faux pas sur des quartiers de roche nue qui ont l’air de tombes oubliées parmi les graminées. Vers le fond de la descente, tout cela s’amalgame en une profusion claire de buissons, d’arbustes légers aux couleurs de nos climats, de branches menues où les petits oiseaux, bien blottis sur le bord du sentier, gazouillent à tue-tête, gazouillent, gazouillent…

La plaine où l’on débouche, étale la joie des prairies partiellement tapissées de hautes fleurs. Tandis que s’esquisse à peu de distance l’accueil clair de Guaduas, des bambous se recourbent très empanachés au-dessus de nos têtes, multiplient leurs fûts lisses au pied desquels de minces ruisseaux circulent, de petites mares haussent, jupes traînantes dans l’eau, des silhouettes de lavandières. Les rieuses filles battent le linge tout en salissant le prochain ; et c’est touchant de voir comment un simple geste fait naître d’un bout du monde à l’autre une